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homme payé pour faire rire les convives. Je n’aurais donc pas eu lieu de trouver mauvais que l’on me mît à la porte, et je m’y suis exposé, ce qui est une sottise. Pourtant j’ai une excuse : je voyage pour connaître les pays que je parcours, pour m’en souvenir et pour les décrire. Je suis une espèce d’écrivain observateur qui prend des notes, ce qui ne veut pas dire que je sois un espion diplomatique. Je m’occupe de beaux-arts et de sciences naturelles plus que de mœurs et de coutumes ; mais tout m’intéresse, et, ayant ailleurs déjà vécu dans le monde, il m’a pris envie de revoir le monde, chose curieuse, le monde avec tout son luxe, au fond des montagnes, des lacs et des glaces d’un pays en apparence inabordable. Seulement il paraît que ma figure a fort déplu au baron, et voilà pourquoi je suis rentré aujourd’hui chez lui sous mon masque. Vous me donniez hier soir le conseil de n’y pas rentrer du tout ?

— Et nous vous le donnerions encore, cher Christian, répondit le major, si le baron se fût rappelé l’incident de la nuit dernière ; mais son mal paraît le lui avoir fait oublier. Prenez garde pourtant à ses valets. Cachez votre visage et parlons français, car voici des gens à lui qui nous apportent le punch et qui peuvent vous avoir vu au bal.

Un vaste bol d’argent, plein de punch enflammé, fut posé sur une table de granit brut, et le major en fit les honneurs avec gaieté. Pourtant M. Goefle, si animé l’instant d’auparavant, était devenu tout à coup rêveur, et, comme dans la matinée, il semblait partagé entre le besoin de s’égayer et celui de résoudre un problème.

— Qu’est-ce que vous avez donc, mon cher oncle ? lui dit Christian en lui remplissant son verre ; me blâmez-vous d’avoir mis ici l’incognito de côté ?

— Nullement, répondit l’avocat, et si vous le voulez, je raconterai succinctement à ces messieurs votre histoire, pour leur prouver qu’ils ont raison de vous traiter en ami.

— Oui, oui, l’histoire de Christian Waldo ! s’écrièrent les deux officiers. Elle doit être bien curieuse, dit le major, et si elle doit rester secrète, nous jurons sur l’honneur…

— Mais elle est trop longue, dit Christian. J’ai encore deux jours à passer chez le baron. Prenons un rendez-vous plus sûr et plus chaud.

— C’est cela, dit M. Goefle. Messieurs, venez nous voir au Stollborg demain ; nous dînerons ou nous souperons ensemble.

— Mais, demain, répondit le major, c’est la chasse à l’ours ; n’y viendrez-vous pas tous les deux ?

— Tous les deux ? Non, moi, je ne suis pas chasseur, et je n’aime pas les ours ; quant à Christian, ce n’est pas sa partie. Voyez un peu, si un ours venait à lui manger une main… Il n’en a pas trop