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pendant quarante ans elles ont fait pour l’honneur de notre pays : elles sont peut-être la plus solide gloire intellectuelle de l’ère de la révolution française; mais on sait également que nos maîtres en ce genre étaient pour la plupart animés d’un esprit d’incrédulité dénigrante pour toute science métaphysique. Tout ce qui n’était ni calcul ni observation était alors taxé d’imagination pure. Le monde n’était plus qu’un système de mécanique, et d’une grande idée du grand Newton sortaient des conséquences dont Newton se fût effrayé. On peut dire que c’est d’Alembert qui a ouvert la marche, et s’il n’a point par là rendu grand service à l’esprit humain, du moins a-t-il fait acte de puissance. Une défiance assez dédaigneuse pour ce qui échappe aux formules de l’analyse ou aux instrumens de l’expérience est le produit net de sa philosophie, et quoiqu’il abordât les questions d’un autre ordre avec une intelligence peu commune, il a enseigné à les écarter pour s’en défaire; il a persuadé à ses successeurs que pour un savant les nier était plus digne que les approfondir. Il reste encore trop de disciples de d’Alembert pour qu’il soit permis de ne pas tenir compte de son passage dans le monde de la pensée; puis ne s’élève-t-il pas au-dessus de la foule par un autre et meilleur côté? Sa vie au moins est celle d’un philosophe. Il a la simplicité, la dignité, la fidélité, la fierté; il ne sait pas s’abaisser pour plaire. Ses attachemens sont rares, mais vrais, et il aime mieux passer pour froid que compromettre la vérité en de vaines louanges; on peut ne point l’aimer, mais on ne saurait parler de lui sans respect, et sa biographie, dénuée même des travaux qui l’ont illustré, le placerait encore dans cette élite d’honnêtes gens où l’on voudrait voir la renommée choisir tous ses favoris.

L’image de Diderot ne se présente pas dans nos souvenirs avec le même calme et la même pureté. Son cœur est plus sensible et son caractère plus aimable; mais il a plus de ces entraînans défauts que son temps aimait à absoudre et à imiter. La mobilité féconde de son esprit ne suffit pas pour le classer au rang des maîtres, et avec toute sa richesse et toute sa vivacité, il n’a presque rien produit d’exquis ni d’achevé hors deux ou trois contes qui sont charmans. Il n’est pas un penseur assez éminent pour se passer de bien écrire, il n’est pas un assez bon écrivain pour se dispenser d’avoir raison; mais c’est un grand agitateur. Il pousse les esprits devant lui dans la carrière. Non content de les exciter de la voix, il leur ôte tous les freins; il ne guide pas, il aiguillonne, et ses coursiers désunis passent la borne, et s’égarent en courant. Aussi croit-on reconnaître son influence partout où l’on voit du mouvement et du désordre. En tout genre, mais surtout dans la critique des beaux-arts, il a quelque chose de l’esprit des Allemands. Avec une direction souvent différente, sa manière est souvent la même, et depuis Lessing