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serve, la poésie doit tour à tour se faire philosophique, politique, industrielle même, c’est donc que, dans l’accomplissement direct et immédiat de certaines nécessités, elle est par sa nature subordonnée aux vils et prosaïques efforts de l’industrie, de la politique et de la philosophie. Qu’elle célèbre alors les victoires remportées et les dangers encourus, qu’elle prenne la parole pour chanter les merveilles obtenues par des travaux qu’elle n’a pas inspirés, qu’elle soit encore l’hymne dont s’accompagnent ceux qui prennent une part active à ces pacifiques batailles, c’est une portion de gloire que, dans les conquêtes sociales, on peut lui abandonner. La poésie doit être un résultat et non un principe.

Ce n’est pas sans raison que nous avons insisté sur des prétentions qui, malgré leur impuissance actuelle, demeurent encore dans toute leur intégrité. L’invasion de la poésie et du sentiment dans le domaine politique nous a valu d’amers désenchantemens. Nos objections ont été justifiées par le passé et peuvent, nous le craignons, être de nouveau applicables pour l’avenir. Aussi nous nous sentons d’autant plus encouragés à les soulever que nous savons quelle part de louange il faut réserver au véritable esprit poétique, à celui qui fut en même temps la gloire de notre siècle, qui ne prétendit pas guider, mais traduire, et qui, laissant à d’autres le soin de diriger les intérêts matériels et de développer les formules périssables et bornées de la pratique, ne s’est adressé dans l’homme qu’à ce qu’il a d’infini et d’éternel, les sentimens et les passions.

On a dit de la poésie que c’était le verbe de l’humanité naissante. Il faudrait bien comprendre cette définition. La poésie n’a pas besoin de remonter aux âges primitifs pour trouver des époques qui favorisent son essor. L’humanité renaît sans cesse, et dans ce mouvement continu, chaîne ininterrompue des effets et des causes que je ne saurais mieux comparer qu’à une spirale, il se rencontre parfois comme des saccades où les besoins généraux font explosion et précipitent un dénoûment qui se fût peut-être modifié en tardant plus longtemps à se manifester. Dans ces phases extraordinaires de son évolution, l’humanité jouit comme d’une nouvelle vie, sinon d’une nouvelle vigueur, et c’est alors que les premières expressions de cette renaissance, encore trop vagues pour être précisées d’une manière scientifique et rigoureuse, conviennent merveilleusement à la langue poétique. La poésie s’adapte de tout point à ces inquiétudes morales qui accompagnent toute espèce de transformation; mais elle partage nécessairement le sort d’un mouvement qui lui a fourni une occasion d’être. Comme lui, elle doit se ralentir et, comme lui, subir la réaction ultérieure, conséquence nécessaire, au physique comme au moral, de tout fait progressif. Cependant, lorsqu’elle a une fois dépouillé cette exubérance d’expressions qui sert à l’origine à dissimuler la confusion des pensées, elle devient en quelque sorte normale, témoin le résultat produit par l’école romantique, et les nouvelles règles qu’elle a apportées demeurent le complément indispensable et paisible des anciens erremens qu’elles ont servi à combattre.

Telle est en général la marche de nos idées et de nos fonctions; telle a été celle de la poésie au XIXe siècle. Ajoutons maintenant que le fait d’être subordonnée à des influences plus générales borne l’espace où se meut la poésie jusqu’à ce qu’une autre renaissance fasse encore reculer ses limites. En at-