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Acceptons donc cette tâche ingrate, et commençons un examen qui nous permettra peut-être de tirer quelques conclusions sur l’état actuel de la poésie. Hélas ! ce n’est pas une ère qui commence, ce n’est pas davantage « les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. » C’est un je ne sais quoi sans nom, qui se manifeste sans raison d’être, sans élémens de progrès : ce n’est pas la vie, c’est la végétation. — Voici d’abord quatre volumes que je réunis dans une appréciation commune : les Idéales de M. Olinde Petel, le Jardin d’Amour de M. Pierre de l’Isle, Idéal par M. Prosper Blanchemain, Octave et Léo par M. Théodore Véron. — Je viens de copier soigneusement les titres, mais j’eusse par mégarde commis quelque erreur dans les noms, que cette erreur, qui eût peut-être affecté l’amour-propre de chacun de ces écrivains en attribuant à l’un l’œuvre de l’autre, n’eût en aucune façon modifié un jugement qui s’applique également à tous. Aimez-vous l’idéal, on en a mis partout. Vous retrouverez ici les parfums, les dictames, les âmes brisées, les mélancolies, les feuilles mortes et la coupe vidée jusqu’à la lie. — Ah ! si j’étais cette hirondelle qui fend l’air, ce nuage qui passe, cette brise qui souffle, ce flot qui murmure, je m’enfuirais loin de cette terre maudite où l’âme solitaire succombe sous le poids qui l’oppresse. Loin d’un monde égoïste et sourd, je monterais vers les sphères éthérées où tout est joie, où tout est douceur, où tout est béatitude. Atome matériel qui blesses les exquises délicatesses de mon âme, quand la délivreras-tu de cette enveloppe qui la souille ? Quand la laisseras-tu accomplir véritablement le rêve radieux qui l’emporte vers les espaces infinis d’où tes prosaïques besoins la font lourdement retomber ? Les étoiles qui brillent au ciel bleu sont les lampes d’argent allumées par les séraphins pour nous montrer la route qui conduit vers l’éternel bonheur. Quand me sera-t-il donné d’y emporter avec moi ma bien-aimée courbant son voluptueux col ? — Souhaitons aussi à cette poésie lamentable de prendre son vol vers les cieux et de n’en plus redescendre !

Est-ce à dire que dans tout ce fatras on ne rencontre pas quelquefois de jolis vers ? Cela ne ferait que prouver qu’on ne rime pas impunément ; mais ces heureuses expressions sont trop clair-semées pour constituer même une apparence de style. Nous admettons que l’on ait le goût des vers, et que les petites circonstances de notre vie (cette vie si prosaïque !) inspirent quelquefois notre verve ; mais il serait prudent de garder en portefeuille de pareilles productions, ou de ne les confier qu’à des amis qui ne peuvent se refuser à les applaudir.


J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchans,
Mais je me garderais de les montrer aux gens !


Pourtant, fût-on cent fois plus misanthrope qu’Alceste, le moyen de ne pas se laisser attendrir par des préfaces qui réclament l’indulgence du public « en faveur des rêves, des pensées, des sentimens souvent exagérés, parfois excentriques, de ceux qu’on appelle des poètes. Ils sentent si profondément, ces pauvres cœurs, et ils souffrent tant ! » J’emprunte ces paroles aux Chants de l’Aurore, de M. Turbil, et j’avoue qu’elles me toucheraient, si les vers qu’elles accompagnent ne m’avaient désagréablement rappelé la manière de Lefranc de Pompignan. M. Turbil est un poète religieux.