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même instant, après une lutte meurtrière, se rendait maître du sommet de la montagne. Déjà pourtant nos pertes étaient sérieuses : dès les premiers coups de fusil, des deux officiers qui commandaient l’avant-garde, l’un était tué à la tête de ses marines, et l’autre, de l’Eurydice, dangereusement blessé et contraint de regagner les embarcations; à quelques pas de l’endroit où tombait l’enseigne Gicquel, son frère était atteint d’une balle à la tête. En se généralisant, la mêlée avait fini par embrasser toute la crête de la montagne, et sur plusieurs points les engagemens avaient lieu à la baïonnette. L’épaisseur du fourré empêchait, même à quelques pas. de reconnaître les nôtres et de les distinguer de l’ennemi, confusion à laquelle aidait l’uniforme également rouge des marines anglais et d’une partie des Russes. Ce fut alors que le commandant de Lagrandière, reconnaissant l’urgente nécessité de concentrer nos forces au sommet de la montagne, envoya son aide de camp rallier une section trop avancée. Ce dernier n’avait pas fait quelques pas que, voyant son escorte tirer sur des habits rouges et craignant une méprise funeste, il fait cesser le feu. « Ne tirez pas, nous sommes des alliés, » répond l’officier ennemi. A peine l’aide de camp a-t-il reconnu l’accent étranger de cette voix et fait charger à la baïonnette qu’il tombe mortellement percé de trois balles. Il était près de neuf heures et demie. La mêlée continuait, mais toujours aussi confuse, et sans qu’il fût possible aux commandans des forces alliées de lui imprimer une direction unique. Les Russes, recevant incessamment de nouveaux renforts de la ville et des batteries, gagnaient rapidement du terrain dans le nord de la montagne, et de plus on voyait déjà se replier sur la plage non-seulement les blessés, mais aussi quelques-uns des hommes qui s’étaient égarés dans les broussailles. Isolés, perdus, combattant depuis près d’une heure un ennemi invisible, un sentiment assez concevable les portait à gagner un terrain découvert pour s’y rallier et trouver les ordres qui leur manquaient. Toutefois les conséquences furent funestes; à peine formé, le rassemblement grossit rapidement, et bientôt du haut de la montagne M. de Lagrandière put se convaincre de la nécessité d’ordonner un mouvement rétrograde aux troupes qui l’entouraient.

La retraite s’opéra avec autant d’ordre que le permettait la nature des lieux. Les Russes se tenaient à distance, ne cherchant à occuper la crête de la montagne qu’à mesure que nous l’abandonnions, et le feu plongeant que de ces hauteurs ils dirigeaient sur nos embarcations découvertes et chargées de monde eût pu devenir encore plus meurtrier qu’il ne le fut réellement, sans les canons des navires, et surtout sans ceux de l’Obligado, qui, profitant habilement de quelques rares souffles de brise, était venu prendre po-