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à terre, demandaient en vain quelque assistance, et n’obtenaient même pas toujours le verre d’eau qu’ils mendiaient en gémissant. Ils respiraient un air infect dans ces salles basses dont la moitié des fenêtres demeuraient closes, afin de mettre les malades à l’abri des balles, et où les balles et les obus pénétraient encore quelquefois, tantôt tuant le chapelain qui récitait au chevet d’un agonisant les prières suprêmes, tantôt brisant la main exercée du chirurgien tandis qu’elle bandait une plaie[1]. C’est au milieu de scènes semblables que mainte pauvre femme, s’arrachant au chevet de son enfant malade, dut venir assister aux derniers momens de son époux moribond, et il arriva parfois que l’enfant et la mère, que dis-je ? la mère et les enfans allèrent en quelques jours rejoindre le mari, le père qu’ils avaient perdu.

Pendant ces tristes journées, le moral de la petite garnison, relevé un moment par l’exaltation d’une victoire inespérée, baissait de nouveau et rapidement. Chaque soir, on faisait le compte des casualties, — morts ou blessés, ce qui revenait à peu près au même, les blessés étant d’avance envisagés comme morts, surtout s’il y avait lieu à pratiquer une opération, — et on calculait qu’en un temps donné ces disparitions quotidiennes, jointes à de fréquentes désertions des soldats indigènes, devaient rendre la défense littéralement impossible[2]. Or ce temps arriverait-il avant les secours attendus ? Les dernières nouvelles reçues remontaient au 27 juin, et on était au 23 juillet ; depuis vingt-sept jours, on n’avait aucun renseignement, absolument aucun, sur ce qui se passait au dehors. Le 23 cependant, vers une heure du matin, un pensionné indigène (cipaye retiré du service avec une pension à vie), qui avait quitté Lucknow le 27 juin, y revint pour rendre compte de sa mission. Retenu prisonnier par les insurgés pendant treize jours, il avait pu néanmoins aller à Cawnpore, d’où il était parti l’avant-veille. Il y avait laissé une colonne anglaise (celle du général Havelock) avec douze canons. À trois reprises différentes, cette colonne en était venue aux mains avec les troupes de Nana-Sahib, et chaque fois elle les avait battues, leur prenant un grand nombre de pièces d’artillerie. Maintenant elle organisait le passage du Gange, prélimi-

  1. Qu’on ne nous accuse pas d’amplifier. Nous racontons, et sans pouvoir tout dire. Le chapelain s’appelait Polehampton ; M. Rees le dépeint comme un modèle de charité chrétienne. Le chirurgien s’appelait Brydon ; il fut blessé tandis qu’il faisait une opération. Regardée de prime abord comme très dangereuse, sa blessure guérit pourtant.
  2. Dans le journal du staff-officer, sous la rubrique du 22 juillet, nous lisons : « Le choléra sévit encore. Notre force numérique est bien diminuée, puisque seulement dans le 32e (anglais) nous avons eu déjà cent cinquante et une casualties. » Au 24 juillet, le journal constate que les débris du 48e régiment comptaient déjà sept déserteurs, ceux du 71e plus de cinquante.