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cutif. La conception féodale, d’après laquelle le roi possédait sa couronne par le droit de l’épée, comme le sujet possédait ses franchises contre lui, est l’inverse de la raison. S’il est au contraire une conception logique, c’est celle de la souveraineté envisagée comme une délégation de la société. L’histoire démontre que la première notion, tout absurde qu’elle est, a produit le meilleur état politique que le monde ait connu, et que la supériorité de la civilisation moderne sur celles de l’antiquité tient à ce que la royauté n’a été durant des siècles parmi nous qu’une grosse métairie, envers laquelle on était quitte une fois qu’on s’était libéré des redevances établies par les bonnes coutumes ou consenties par les états.

Pour voir dans tout son jour cette grande loi de la philosophie de l’histoire, que certes la logique n’eût pas révélée, c’est surtout la Chine qu’il faut étudier. La Chine offre à la philosophie de l’histoire le spectacle merveilleusement instructif d’une autre humanité se développant presque sans contact avec celle de l’Europe et de l’Asie occidentale, et suivant sa ligne avec une rigueur dont nos civilisations bien plus compliquées ne sauraient donner une idée. Or la Chine a réalisé dès la plus haute antiquité le type d’une société rationnelle fondée sur l’égalité, sur le concours, sur une administration éclairée. Le Tchéou-li, sorte d’almanach impérial du temps des Tchéou[1], au XIIe siècle avant notre ère, dépasse sous ce rapport tout ce que les états modernes les plus bureaucratiques ont essayé. L’empereur et les princes feudataires sont contenus par les rites et par la censure, les employés de tout grade par la dépendance hiérarchique et par un système d’inspection perpétuelle, le peuple par l’enseignement, que l’état seul a le droit de lui donner. Le système entier repose sur l’idée unique de l’état chargé de pourvoir à ce qui peut contribuer au bien de tous[2]. Qu’on imagine l’Académie des Sciences morales et politiques et l’Académie française érigées en ministères, et gouvernant l’une les choses de l’esprit, l’autre les mœurs, on aura un aperçu assez juste de la constitution intellectuelle et politique de la Chine. L’idéal de ceux qui rêvent une règle administrative des esprits a été là depuis longtemps réalisé[3], Quand les jésuites montrèrent à Khien-long les erreurs de l’astronomie consacrée, l’empereur refusa de les laisser corriger, parce que cette réforme eût mis en défaut les livres classiques et forcé d’introduire des mots nouveaux. Qu’est-il résulté de cette organisation, en appa-

  1. Voyez la traduction qu’en a donnée feu M. Edouard Biot (Paris 1851) et l’ouvrage du même savant sur l’Histoire de l’Instruction publique en Chine (Paris 1847).
  2. M. Mohl, Journal asiatique, août 1851.
  3. Voyez le mémoire de M. Bazin sur l’académie de Pékin (Journal asiatique, janvier 1858).