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propres opinions, de fermeté contre les séductions de la richesse et du pouvoir? Je n’essaierai pas de répondre; je dirai seulement que le progrès ne saurait consister qu’en cela. Jusqu’à ce que ce progrès soit accompli, ce sera une mince consolation pour les âmes bien nées de n’avoir en échange des vertus du passé qu’une augmentation de bien-être qui ne rend pas plus heureux, et une assurance de repos qui ne rend pas meilleur.


II.

Cet instinct essentiellement conservateur des belles et bonnes choses, qui fait de M. de Sacy un si excellent moraliste, a-t-il d’aussi bons effets sur ses jugemens littéraires et historiques? Ici j’hésite à répondre. Le moraliste, procédant par le sentiment spontané de ce qu’il croit le meilleur, et le critique, procédant par la recherche indépendante et sans vues préconçues, sont nécessairement amenés à différer sur bien des points. Le moraliste n’hésite jamais dans ses jugemens, car ils résultent pour lui d’un choix fait une fois pour toutes, et dont il a trouvé les motifs dans le tour de son esprit bien plus que dans un examen impartial et longtemps balancé. Le critique hésite toujours, car l’infinie variété du monde lui apparaît dans sa complexité, et il ne peut se résigner de gaieté de cœur à fermer les yeux sur des faces entières de la réalité. Le moraliste n’a pas beaucoup de curiosité, car pour lui il y a peu de chose à découvrir : à ses yeux, la règle du bien et du beau a été réalisée en quelques chefs-d’œuvre qui ne seront jamais égalés. Le critique cherche toujours, car un élément nouveau ajouté à ses connaissances modifie en quelque chose l’ensemble de ses opinions : il pense que le jugement le plus droit ne supplée pas à ce que les documens positifs peuvent seuls nous apprendre; aussi toute découverte ou toute manière ingénieuse d’interpréter des faits déjà connus est-elle pour lui un événement. Le moraliste n’aime que les littératures complètement mûres et les œuvres d’une forme achevée. Le critique préfère les origines et ce qui est en voie de se faire, car pour lui tout est document et indice des lois secrètes qui président aux évolutions de l’esprit. Le moraliste aime le vieux, mais non pas le très vieux, car dans les créations primitives il y a une franchise d’allure qui dérange ses habitudes réfléchies. Le critique recherche en tout le primitif: s’il connaissait quelque chose de plus vieux que les Védas ou la Bible, là serait sa dévotion littéraire. La Grèce même lui paraît bien jeune; il est tenté de reconnaître que les prêtres égyptiens avaient raison, que les Grecs n’ont été que des enfans légers et spirituels, qui nous ont gâté une plus vieille anti-