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de son existence le monde changer dix fois de maître et de plan. La fin imminente de toute poésie dans l’humanité tient aux mêmes causes. La poésie est tout entière dans l’âme et le sentiment moral; or la tendance de notre époque est précisément de remplacer en toute chose les agens moraux par des agens matériels. L’objet le plus insignifiant, le tissu le plus vulgaire par exemple devenait presque une chose humaine et morale, quand des centaines d’êtres vivans avaient respiré, senti, souffert peut-être entre chacune de ses trames, quand la fileuse soulevant et abaissant alternativement le fuseau, quand le tisserand poussant la navette selon un rhythme plus ou moins pressé, y avaient contribué, en entremêlant leur travail de leurs pensées, de leurs propos et de leurs chants. Aujourd’hui une machine de fer, sans âme, sans beauté, a remplacé tout cela. Les anciennes machines, merveilleusement appropriées à l’homme, étaient arrivées avec le temps à une véritable unité organique et à une parfaite harmonie; mais la machine moderne, anguleuse, sans grâce ni proportion, est condamnée à ne jamais devenir un membre de l’homme. Elle humilie et abrutit celui qui la sert, au lieu d’être pour lui, comme l’outil d’autrefois, un auxiliaire et un ami.

L’homme n’est un être divin que par l’âme : qu’il arrive à réaliser en quelque mesure la perfection intellectuelle et morale, et le but de son existence est atteint. Rien n’est indifférent de ce qui peut servir à cette fin sublime; mais c’est une grave erreur de croire que les améliorations matérielles qui n’amènent pas un progrès de l’esprit et de la morale aient par elles-mêmes quelque prix. Les choses extérieures n’ont de valeur que par les sentimens humains auxquels elles correspondent. Le jardin le plus ordinaire renferme aujourd’hui des fleurs splendides que les serres royales possédaient seules autrefois. Qu’importe si les fleurs des champs, telles que Dieu les a faites, parlaient mieux au cœur de l’homme et y réveillaient un sentiment de la nature plus délicat? Les femmes peuvent se parer de nos jours comme les reines seules le pouvaient jadis; qu’importe si elles ne sont ni plus belles ni plus aimables? Les moyens de jouissance se sont raffinés de mille manières et multipliés à l’infini; qu’importe si l’ennui et le dégoût les empoisonnent, si la pauvreté de nos pères était plus heureuse et plus gaie? Les progrès de l’intelligence ont-ils été en proportion des progrès de l’industrie? Pour le goût des belles choses, valons-nous la génération qui nous a précédés et qui a produit ce mouvement brillant et animé dont nous vivons encore? L’éducation est-elle dirigée dans un sens plus libéral? Les caractères ont-ils beaucoup gagné en force et en élévation? Trouve-t-on dans les hommes des temps nouveaux plus de dignité, de noblesse, de culture intellectuelle, de respect pour leurs