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péens n’eurent que quatre tués et douze blessés. On évalue la perte des rebelles à un millier d’hommes. Pendant le combat, les cipayes avaient emporté bon nombre de leurs camarades ; ils sollicitèrent après l’assaut la permission d’enlever le reste. Peut-être la leur eût-on refusée en d’autres circonstances, pour ne pas traiter selon les usages ordinaires de la guerre des misérables qui jamais ne s’astreignaient à les respecter ; mais la crainte de la contagion fut plus forte que tout autre calcul, et plutôt que de laisser se décomposer sous les ardeurs du soleil tant de débris humains, on consentit à la demande des cipayes, qui vinrent, avec des charrettes, enlever dans un horrible pêle-mêle leurs blessés et leurs morts.

De cette lutte acharnée, nous ne voulons détacher que deux épisodes caractéristiques. Un des civilians, M. Hardingham, embusqué à côté d’une meurtrière, entend tout à coup siffler à ses oreilles une balle partie derrière lui. En se retournant vivement, il se trouve en face d’un des cipayes de la garnison, dont la physionomie terrifiée semble accuser les desseins perfides, et qui tient encore son arme fumante. L’Européen, furieux, court sur lui, baïonnette en avant : « Pas encore, Hardingham ! lui crie le commandant du poste. Vous en aurez plus tard tout le loisir… » De fait, on constata que le fusil du cipaye était parti par accident. L’autre anecdote (je l’emprunte à M. Rees) nous rend dans toute sa verve un dialogue vraiment homérique entre un volontaire anglais parlant à merveille l’hindostani et les insurgés qui essayaient d’enlever le petit réduit confié à sa garde. Se méprenant à son accent et croyant avoir affaire soit à un mahométan, soit même à un des leurs, ils l’interpellent à travers la palissade qui les sépare, et lui offrent la vie sauve, s’il veut mettre bas les armes.

« — Voyons, criait un des rebelles, abrité dans une de ces nombreuses huttes qui subsistaient encore à quelques mètres du rempart… Venez à nous !… Abandonnez ces maudits Feringhis, dont nous avons déshonoré les mères et les sœurs, et que nous exterminerons aujourd’hui même… Venez à nous !… Qu’espérez-vous d’eux ?… Voulez-vous donc qu’ils vous fassent chrétien ?… — Ici deux coups de fusil. (Pan ! pan !) — … Ou bien avez-vous déjà perdu votre caste ? — À vous ceci ! répond Bailey, déchargeant son arme… Pensez-vous donc que je me sois nourri de porc comme vous autres ?… Croyez-vous que je vais me déshonorer en me montrant infidèle à mon sel[1] ?… À vous, fils de chien ! (Pan !) À toi, j’ai souillé le tombeau de ton grand-père. (Pan !) — Attends, crie un troisième interlocuteur, attends,

  1. Nous ayons déjà mentionné cette expression proverbiale qui revient à ceci : « mordre la main dans laquelle j’ai mangé. » Le mot indien est nimakhalaly. C’est le seul, au dire de M. Rees, par lequel un Hindou peut exprimer l’idée de reconnaissance, et il en conclut que « désormais les indigènes doivent être menés avec une verge de fer ; » Bel échantillon de philologie appliquée à la politique !