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inouï des caractères qui signale les dernières années du XVIIIe siècle et les premières du XIXe. Certes, si les générations de 89 et de 92 n’eussent point été décimées par la hache ou faussées par l’exil, si tant de représentans éminens du XVIIIe siècle qui, selon les lois ordinaires, auraient dû continuer leur existence dans le XIXe et présider à l’inauguration de la nouvelle société, eussent survécu à la révolution, ce qui a suivi n’eût point été possible. Nulle comparaison ne doit être établie à cet égard entre les années que nous traversons et les premières de notre siècle. La société qui sortit immédiatement de la révolution fut servile parce que toute aristocratie intellectuelle avait disparu, parce que l’exercice le plus sérieux de la pensée se réduisait alors à des traductions d’Horace et à des vers latins. Tel n’est pas l’état de notre temps. L’esprit a survécu à son apparente défaite : les moyens de s’en passer n’ont point été découverts, et il ne semble pas que, malgré de pompeuses promesses, nul ait encore trouvé le secret de plaire sans talent ou d’attacher sans cœur.

Au milieu de cette plaine uniforme que l’égalité a créée autour de nous, une seule forteresse est ainsi restée debout, celle de l’esprit. On reproche souvent à la littérature le penchant qui l’entraîne vers les régions de la politique, et l’on a bien raison, si l’on entend par politique les agitations frivoles d’une vulgaire ambition. L’homme supérieur appliquant ses facultés à un chétif maniement d’affaires ou à des détails d’administration commet en réalité un sacrilège et une maladresse : la pratique de la vie exige de tout autres qualités que la spéculation; les hautes aspirations et les vues profondes sont de peu d’usage dans un ordre de choses ou ce qui est humble et terre à terre a mille fois plus de chances de réussir que ce qui est grandement conçu et senti. Mais que la littérature doive se borner à un jeu d’esprit sans application aux questions sociales qui s’agitent de notre temps, c’est là une conception mesquine, qui dégrade du même coup la politique et la littérature, et dont l’effet serait de nous ramener aux grammairiens de l’antiquité. Si la littérature est sérieuse, elle implique un système sur les choses divines et humaines; la politique de son côté suppose un parti pris sur le but des sociétés, et par conséquent une philosophie. La littérature et la science ne peuvent donc plus être une chose inoffensive, gouvernée administrativement, comme les spectacles ou les divertissemens du public. Les œuvres vraiment belles ne se commandent pas; l’homme capable de penser par lui-même n’acceptera jamais un joug qui suppose comme première condition chez ceux qui le portent la médiocrité, et la tentative d’une littérature officielle échouera toujours devant la double impossibilité de donner de l’originalité à ceux qui n’en ont pas et de discipliner ceux qui en ont.