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seraient capables de mordre sur une âme. Il est forcé de supposer que nos corps ressuscites tomberont seuls sous l’action de l’élément dévorant. Il ne réussit pas encore à trouver le repos dans cette idée. Il peut concevoir que le feu dévore nos corps sans les anéantir, car il se rappelle les métaux qui restent invincibles pour les flammes; mais un problème en entraîne un autre : il voudrait apprendre comment avec un véritable feu Moïse a pu consumer le veau d’or; il voudrait comprendre comment la conflagration du dernier jour pourra détruire le monde, quand le feu n’a pas d’autre puissance que celle de vitrifier les substances. A la fin l’impatience le gagne, et il se retourne avec dépit contre cette idolâtrie des comparaisons terrestres. « Les hommes-, dit-il, sont dans l’usage de décrire l’enfer et ses tortures corporelles comme Mahomet représente le ciel, et il est certain que cela sonne dans les oreilles populaires; mais si c’est là la terrible réalité, elle n’est pas digne de se poser comme l’antithèse de la béatitude infinie. » — Les réalités de tous les jours lui fondent pareillement entre les mains. Pour un instant où il les aperçoit comme elles se montrent aux yeux, il les voit trop souvent comme elles apparaissent à la réflexion. Ce ne sont plus les objets extérieurs qui, en agissant sur l’homme, peuvent lui suggérer des pensées; ce sont les simulacres et les emblèmes lointains qui deviennent pour l’esprit et dans l’esprit les seuls objets immédiats. A certains momens le monde entier n’est pour lui que le milieu où circulent librement les anges. « Que l’on ôte aux corps leur substance matérielle et visible, on a l’habitation des anges, qui n’est pas autre chose, je crois pouvoir le dire sans impiété, que l’essence même de Dieu. » Quant à l’homme, il est seulement à ses yeux une transition et une sorte de conjonction qui sert à manifester comment la méthode de Dieu ne saute pas d’un extrême à l’autre. « Entre les purs esprits et les êtres tout matériels, l’homme est ce terme moyen, ce véritable amphibium dont la nature est faite pour vivre non-seulement dans divers élémens, comme plusieurs animaux, mais bien dans des mondes différens. »

Et qu’est-ce que la vie? Que sont les jours et les années qui, pour les computations vulgaires, en font la longueur ou la brièveté? « Vivre, c’est courir sur la terre pour rétrograder plus tard. Si, comme la théologie l’affirme, il ne doit pas y avoir de cheveux blancs au ciel, nous ne faisons que survivre ici-bas aux perfections où nous serons rappelés par un plus grand miracle... D’ailleurs, dit-il[1], si nous retranchons tous ceux de nos jours que nous souhaiterions ne pas avoir vécu et qui troublent la paix des jours que nous vivons, si nous comptons seulement dans notre existence les

  1. Lettre à un Ami, qui fut publiée en 1690 par le fils aîné de Browne. La lettre avait été écrite à l’occasion de la mort d’un jeune homme chèrement aimé par cet ami.