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l’invasion du socialisme, et ils supposent que celui-ci porterait remède aux souffrances des classes inférieures. La Russie serait garantie du fléau qu’elle s’est inoculé par une sorte de vaccine politique; le communisme la préserverait du prolétariat! « Tout Russe, dit M. de Haxthausen, appartient à une commune et a droit à une part du sol; aussi n’y a-t-il point de prolétaires en Russie. Dans tous les autres pays de l’Europe, des bruits sourds annoncent l’approche d’une révolution sociale dirigée contre la propriété. Sa devise est l’abolition de l’héritage et la division égale des terres. En Russie, un pareil bouleversement est impossible, l’utopie des révolutionnaires européens s’y trouve déjà réalisée par l’application de l’un des premiers principes de la vie nationale. »

Il n’y a pas de prolétaires en Russie! Le paupérisme n’y existe pas! C’est un vieil argument qui a toujours été mis en avant quand il a été question de l’émancipation des esclaves. Prenez garde, disait-on, vous allez créer le prolétariat et le paupérisme. Ce qui, dans un pareil état de choses, assure la nourriture d’une espèce d’étable humaine, c’est la servitude et non le partage périodique du sol, et il est d’autres biens supérieurs à la grossière satisfaction des sens dans laquelle s’absorbent le communiste et l’esclave. Pourtant ce triste avantage n’existe même pas; il suffit de voir ce que produit un sol immense, quand la propriété et la liberté ne viennent pas le féconder, pour renoncer à cette étrange méprise. Le prolétariat, le paupérisme ne devraient pas exister en Russie en présence d’espaces infinis qui attendent la main de l’homme; le communisme, loin de faire obstacle à l’invasion du mal, contribue à le faire naître, car il diminue la richesse de la production. M. de Haxthausen a vu des masses de mendians (brodiaki), expédiées par des communes libres qui se livrent régulièrement à cette industrie favorite du paupérisme européen[1]. Nous savons aussi quel degré d’abaissement et de misère on rencontre dans certaines contrées de ce vaste empire.

  1. Les renseignemens que donne l’auteur sont trop étranges pour ne pas être reproduits : « Dans les villages sur notre route nous rencontrâmes beaucoup de mendians. Dans les terres des particuliers la mendicité est non pas plus rare, mais moins apparente, par la raison que la noblesse russe regarde comme une honte qu’un serf soit obligé de mendier. Dans les villages de la couronne, c’est une industrie libre, comme toutes les autres en Russie. Il y a des villages très riches qui ne vivent que d’aumônes. Chaque habitant a son costume de mendiant, et à l’approche du printemps chaque famille envoie un ou plusieurs de ses membres pour aller mendier dans les environs, que ces faux mendians se partagent d’ordinaire en différens cercles Le partage une fois terminé, ces honnêtes industriels se mettent en campagne pour aller chacun de son côté récolter des aumônes dans le rayon qui leur a été exclusivement assigné. En automne ils retournent au village pour y vivre avec leur famille du contenu de leur besace. » Études sur la Russie, tome Ier, p. 135.