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qu’on se tourne, l’action du pouvoir inspire une telle crainte, que le plus grand service qu’on puisse obtenir, c’est de se préserver de cette action, et ce service ne saurait être payé trop cher. En Russie, les mauvaises lois sont aussi mal exécutées que les bonnes, ce qui leur sert de correctif. Il arrive même que la présence d’un fonctionnaire honnête est regardée par les administrés comme une véritable calamité. Alors les procédures sont gratuites, on n’a rien à payer pour les permis, concessions et résolutions; mais les formalités sont si multipliées et si longues, que tout dépérit. L’idée du droit, de la loi, s’est presque effacée de l’esprit des populations, qui ont pris l’habitude de répéter : « Ne crains pas le jugement, mais le juge. »

La France, disait-on jadis, était une monarchie absolue, tempérée par la chanson; en Russie, l’arbitraire est tempéré par la corruption : avec de l’argent, on peut tout obtenir, on peut échapper aux conséquences les plus rudes de la domination des employés, on peut presque être libre à beaux deniers comptans. On parlait un jour devant un homme haut placé de la nécessité de faire disparaître cette plaie honteuse de la concussion : « Vous voulez donc rendre la Russie impossible! » s’écria-t-il. En effet l’argent sert de contre-poids à une organisation mauvaise; malheureusement tout le monde ne peut pas user de la recette. — La corruption des fonctionnaires russes est un mal invétéré, elle semble un attribut du pouvoir absolu. Pierre le Grand disait déjà, dans l’oukase du 17 mars 1722 : « Rien n’est plus nécessaire pour la bonne administration de l’état que la stricte application du droit commun : écrire des lois devient un travail inutile, si on ne les respecte pas, ou si on les manie comme des cartes, en arrangeant les couleurs à volonté, ce qu’on n’a fait nulle part au monde autant que chez nous, où cela dure encore. » Alexandre Ier, alors qu’il était grand-duc, écrivait le 10 mai 1796 au comte, depuis prince Kotschoubey : « Nos affaires sont dans un désordre incroyable; on pille de tous côtés, tous les départemens sont mal administrés, l’ordre semble être banni de partout. » Un règne d’un quart de siècle n’a pas suffi à ce monarque pour opérer une réforme, et son successeur instituait en 1826 une commission chargée « d’aviser aux moyens de mettre un terme aux malversations et aux prévarications de toute nature. » Les travaux de cette commission n’ont abouti à aucun résultat sérieux; les hommes les plus sympathiques à la Russie stigmatisent sans cesse le désordre et le pillage organisés par les employés. L’exemple vient d’en haut. « Il est hors de doute, dit M. de Haxthausen, que souvent les plus hauts dignitaires de l’empire, hommes parfois très distingués, n’ont pas eu honte de tromper leur souverain pour s’enrichir. L’empereur Alexandre Ier a regardé ce mal comme incurable, il s’y est soumis avec une douloureuse résignation; l’empereur Nicolas l’a combattu avec énergie