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mières huttes furent bâties sur les bords mêmes, puis changées en maisons, et agglomérées çà et là en villes. Pour s’opposer au ravage des eaux, les habitans obéirent à leur premier instinct, qui les trompa; ils s’efforcèrent de prévenir l’inondation en maintenant le fleuve. Or les forces de la nature, qu’elles paraissent bonnes ou mauvaises, sont toutes dirigées vers un but unique, le bien de l’homme : il peut les gouverner, les rendre obéissantes, mais il ne parviendra jamais à les anéantir. Franklin lui-même a déchargé le nuage électrique, mais il n’a pas détruit la foudre. Pour prévenir l’inondation, les riverains ont construit des digues, sauf à rejeter les eaux sur leurs voisins, sauf à voir le fleuve élever son lit à mesure que les digues s’élevaient, puis les rompre au moment critique et s’élancer dans la plaine, en répandant sur son passage la ruine et la mort. Les inondations sont par notre inexpérience devenues un fléau terrible. Quant aux digues insubmersibles, aux chaussées de voie publique qui séparent le fleuve de sa plaine, ces travaux d’art sont d’affligeans monumens d’imprévoyance légués aux générations futures.

Le véritable danger des crues, c’est la force vive et non le volume des eaux. Quelques centimètres d’eau, soit même un mètre, ne mettront jamais les populations en péril de mort, surtout lorsque les eaux monteront lentement. Pour amortir cette force vive, il faut, autant que possible, diminuer par des barrages la vitesse et la puissance des affluons torrentiels; ces barrages remplaceront la pente trop rapide du lit par une série de paliers presque horizontaux qui retiendront les galets et les gros matériaux. Lorsque de semblables travaux seront exécutés dans le bassin supérieur d’un fleuve, il est probable que son bassin inférieur sera beaucoup moins exposé aux inondations. Quant au cours même du fleuve, il serait utile de régulariser et de dresser son lit, de le rétrécir même en plusieurs points par des digues submersibles, ne dépassant jamais la hauteur des rives, forçant les eaux basses à creuser le chenal, mais permettant aux crues de se répandre et de déposer leur limon. L’agriculture et la navigation y gagneront. Ces travaux favoriseront les irrigations, pour lesquelles on s’est depuis quelque temps pris d’un bel enthousiasme; on a vu par elles la face de la terre changée, les inondations supprimées, la production partout doublée, l’abondance assurée. Les irrigations cependant ne sont pas une panacée universelle, elles demandent leur temps et leurs lieux; hors des climats chauds, elles ne conviennent qu’aux prairies. Dans tous les cas les irrigations exigent, faute d’eaux riches en limons, des engrais abondans dont elles exaltent les bons effets, ou tout au moins elles veulent des terrains naturellement fertiles : arroser un terrain maigre et sablonneux avec de l’eau claire, ou traiter un homme par un régime équivalent, c’est tout un.