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piteusement la cause de sa défaite, semblable à un poisson au bout d’une ligne. Au moment où M. Goefle, déguisant sa voix, accusait Stangstadius, en termes comiques, de lui avoir joué ce mauvais tour pour l’empêcher de fouetter son cheval et d’arriver au but honorablement, le savant, qui, de ses jambes inégales et de ses bras crochus, était agile comme un singe, grimpa derrière lui, lui arracha son chapeau et son masque, et ne s’arrêta dans ses projets de vengeance qu’en reconnaissant avec surprise son ami Goefle, à l’instant salué par un applaudissement unanime.

Bien que M. Goefle ne fût pas connu de tous ceux qui se trouvaient là, son nom, crié par plusieurs, fut acclamé avec sympathie. Les Suédois sont très fiers de leurs célébrités, et particulièrement des talens qui font valoir leur langue. D’ailleurs l’honorable caractère du docteur en droit et son esprit renommé lui assuraient l’affection et le respect de la jeunesse. On voulut le proclamer vainqueur de la course, et il eut beaucoup de peine à empêcher le bon major de lui céder le prix, qui consistait dans une corne à boire curieusement ciselée, ornée de caractères runiques en argent. C’était une copie exacte d’une antiquité précieuse faisant partie du cabinet du baron, et trouvée dans les fouilles exécutées dans le högar quelques années auparavant.

— Non, mon cher major, disait M. Goefle en remettant dans sa poche son masque désormais inutile, tandis que Stangstadius remettait sa perruque sur sa tête ; je n’ai couru que pour l’honneur, et mon honneur, c’est-à-dire celui de mon cheval, n’étant point entaché pour quelques secondes de retard en dépit de cette malencontreuse perruque, je suis fier de Loki et content de moi. Je serais encore plus content, ajouta-t-il en mettant pied à terre, si je savais ce qu’est devenu le couvre-chef de ce pauvre animal qui va s’enrhumer.

— Le voici, lui dit Christian tout bas en s’approchant de M. Goefle ; mais, puisque vous vous êtes fait reconnaître, il ne me reste plus qu’à déguerpir, mon cher oncle ; Christian Waldo pouvait avoir un domestique masqué, mais vous, ce serait invraisemblable.

— Non pas, non pas, Christian, je ne vous quitte point, répondit M. Goefle. Nous donnons ensemble un coup d’œil à l’aspect du lac vu du sommet du högar, et nous retournons ensemble au Stollborg. Tenez, confions mon cheval à un de ces paysans, et grimpons là-haut. Prenons ce sentier, échappons aux curieux, car tout masque noir intrigue, et je vois qu’on va nous entourer et nous questionner.

George Sand.

(La sixième : partie au prochain n°.)