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formidable. C’était le signal du départ, le stimulant des chevaux déjà essoufflés.

— Allez, allez ! cria Christian à M. Goefle, qui voulait retenir Loki pour attendre que son compagnon fût remonté à ses côtés. Allez donc ! vous perdez le temps !

Et il anima le cheval, qui partit ventre à terre, tandis qu’il restait, le frontail à la main, à regarder les exploits de l’avocat et de son coursier fidèle ; mais il ne les regarda pas longtemps. Comme il s’était rangé de côté pour n’être pas écrasé par les chevaux stationnaires que le feu d’artifice et l’exemple de leurs compagnons lancés à la course mettaient en belle humeur, il se trouva près d’un traîneau bleu et argent qu’il reconnut aussitôt pour celui de Marguerite. La légère voiture présentait la forme évasée d’un carrosse du temps de Louis XV monté ou plutôt baissé sur des patins de glissade, ce qui permettait de regarder sans affectation à travers les vitres légèrement brillantées par la gelée. Christian ne s’attendait pas pourtant à voir Marguerite en voiture : elle devait être sur l’estrade de rochers avec les autres ; mais bien lui prit de regarder quand même. Marguerite, qui n’était ni déguisée ni masquée, qui se trouvait ou se disait un peu souffrante, était restée seule dans le traîneau et regardait par la portière. Le cocher s’était mis un peu à l’écart des autres, afin de pouvoir se tourner de profil, ce qui permettait à Marguerite de voir la course, et cette circonstance permettait également à Christian de regarder Marguerite et de se tenir tout près d’elle sans être vu des spectateurs, distraits d’ailleurs par le spectacle de la course.

Il n’eût pas osé lui adresser la parole, et même il affectait de se tenir là par hasard, lorsqu’elle baissa vivement la glace pour lui parler, et comme il tenait toujours la coiffure du cheval, elle le prit pour un domestique. — Dites-moi, mon ami, lui dit-elle à demi-voix, quoique sans affectation ; cet homme masqué de noir… comme vous, qui vient de passer là et qui court maintenant, c’est votre maître, n’est-ce pas, c’est Christian Waldo ?

— Non, mademoiselle, répondit Christian en français et sans changer sa voix ni son accent, Christian Waldo, c’est moi.

— Ah ! mon Dieu ! quelle plaisanterie ! reprit la jeune fille avec un sentiment de joie qu’elle ne put contenir et en baissant tout à fait la voix, car son interlocuteur s’était tout à fait rapproché de la portière ; c’est vous, monsieur Christian Goefle ! quelle fantaisie vous a donc pris de jouer ce soir le rôle de ce personnage ?

— C’est peut-être pour rester ici sans compromettre mon oncle, répondit-il.

— Vous teniez donc un peu à rester ? reprit-elle d’un ton qui fit battre le cœur de Christian.