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« Les humbles frais de cet établissement furent couverts par la vente de mes figurines de dévotion, en pierre tendre, que Guido sut placer dans la campagne beaucoup plus avantageusement que je ne l’avais fait moi-même ; au bout de la semaine, nous parvînmes à donner dans les faubourgs de Rome une douzaine de représentations qui eurent le plus grand succès, et qui nous rapportèrent la somme fabuleuse de trois écus romains ! C’était de quoi nous remettre en route et traverser les déserts qui séparent la ville éternelle des autres provinces de l’Italie. Guido, charmé de notre réussite, eût voulu exploiter Rome plus longtemps. Il est certain que nous eussions pu nous risquer dans les beaux quartiers et attirer l’attention des gens du monde sur nos petites comédies ; mais c’est là précisément ce que je craignais, ce que tous deux nous devions craindre, ayant tant de motifs de nous tenir cachés. Je décidai mon compagnon, et nous prîmes la route de Florence, jouant nos pièces dans les villes et les bourgades pour faire nos frais de voyage.

« Nous avions pris par Pérouse, et, pour ma part, ce n’était pas sans dessein que j’avais préféré cette voie à celle de Sienne. Je voulais revoir ma belle et chère ville, mon doux lac de Trasimène, et surtout la petite villa où j’avais passé de si heureux jours. Nous arrivâmes à Bassignano à l’entrée de la nuit. Jamais je n’avais vu le soleil couchant si lumineux sur les eaux calmes et transparentes. Je laissai Guido s’installer dans une misérable hôtellerie, et je m’en allai, le long du lac, jusqu’à la villetta Goffredi.

« Pour n’être pas reconnu dans le pays, j’avais mis un masque et un chapeau d’arlequin achetés à Rome pour les circonstances périlleuses. Quelques guenilles bariolées me travestissaient à l’occasion en saltimbanque officiel, costume très convenable pour un montreur de marionnettes destiné à faire les annonces. Les enfans du village me suivirent en criant de joie, pensant que j’allais leur faire des tours ; mais je les éloignai en jouant de la batte, et bientôt je me vis seul sur le rivage.

« J’arrivais à la nuit close ; la soirée pourtant était claire, et dans le limpide cristal du lac, où s’effacent avec le crépuscule les lignes de l’horizon, on croit côtoyer l’immensité des cieux étoiles et se promener, comme un pur esprit, sur je ne sais quelle fantastique limite de l’infini. — Ah ! que la vie est bizarre quelquefois, monsieur Goefle ! et que je faisais là un étrange personnage dans mon accoutrement grotesque, cherchant, comme une ombre en peine, sous les saules qui avaient grandi en mon absence, la tombe solitaire de mes pauvres parens ! — Je crus un moment qu’on l’avait ôtée de là, qu’on me l’avait volée ; car elle était bien à moi, c’était mon seul avoir :