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— Ce n’est rien, cela ; mais mettre le geste d’accord avec la parole ! et puis que dire ? Je ne sais improviser que le monologue, moi !

— C’est déjà beaucoup. Tenez, plaidez une cause, élevez ce bras, oubliez que vous êtes monsieur Goefle, ayez l’œil sur la figurine que vous faites mouvoir. Parlez, et tout naturellement les gestes que feraient vos bras et toute l’attitude de votre personne vont se reproduire au bout de vos doigts. Il ne s’agit que de se pénétrer de la réalité du burattino, et de transporter votre individualité de vous à lui.

— Diantre ! cela vous est facile à dire ; mais quand on n’a pas l’habitude… Voyons donc un peu. Je suppose que je plaide… Que plaiderais-je bien ?

— Plaidez pour un baron accusé d’avoir fait assassiner son frère !

— Pour ? J’aimerais mieux plaider contre !

— Si vous plaidez contre, vous serez pathétique ; si vous plaidez pour, vous pourrez être comique.

— Soit, dit M. Goefle en allongeant le bras qui tenait la figurine et en gesticulant. Je plaide, écoutez. « Que pouvez-vous alléguer contre mon client, ô vous qui lui reprochez une action aussi simple, aussi naturelle que celle d’avoir supprimé un membre gênant de sa famille ? Depuis quand un homme qui aime l’argent et la dépense est-il astreint à respecter cette vulgaire considération que vous appelez le droit de vivre ? Le droit de vivre ! mais nous le réclamons pour nous-mêmes, et qui dit le droit de vivre dit le droit de vivre à sa guise. Or donc, si nous ne pouvons vivre sans une fortune considérable et sans les priviléges de la grandeur, si, faute de luxe, de châteaux, de crédit et de pouvoir, nous sommes condamnés à périr de honte et de dépit, à crever d’ennui, comme on dit en langue vulgaire, nous avons, nous revendiquons, nous prenons le droit de nous débarrasser de tout ce qui fait obstacle à l’épanouissement, à l’extension, au rayonnement de notre vie morale et physique ! Nous avons pour nous… »

— Plus haut ! dit Christian, qui écoutait en riant le satirique plaidoyer de l’avocat.

« Nous avons pour nous, reprit M. Goefle élevant la voix, la tradition de l’ancien monde, depuis Caïn jusqu’au grand roi Birger-Iarl, qui fit mourir de faim ses deux frères dans le château de Nikœping. Oui, messieurs, nous avons la vieille coutume du Nord et le glorieux exemple de la cour de Russie dans ces derniers temps. Qui de vous oserait opposer la petite morale aux grandes considérations de la raison d’état ? La raison d’état, messieurs ; savez-vous ce que c’est que la raison d’état ? »

— Plus haut ! reprit Christian ; plus haut, monsieur Goefle !