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observa que c’était son propre sentiment, et qu’il allait être forcé de se brouiller avec le baron, si celui-ci persistait à lui confier une mauvaise cause. Il ajouta encore quelques réflexions sur le méchant caractère présumé de son client ; mais comme Stenson ne paraissait pas entendre, et qu’une conversation écrite ne permet guère les surprises, M. Goefle dut renoncer à l’interroger davantage.

En retournant à la chambre de l’ourse, M. Goefle se demanda s’il devait confier à Christian la situation dans laquelle il se trouvait à l’égard de Stenson, et, réflexion faite, il se regarda comme engagé au silence. L’avocat d’ailleurs était peu porté à l’expansion dans ce moment-là. Il était agité de mille pensées bizarres, de mille suppositions contradictoires. Son cerveau travaillait comme si une cause ardue et pleine de problèmes eût été confiée à sa sagacité. C’était cependant tout le contraire : Stenson lui interdisait même la curiosité. Cela était bien inutile, et M. Goefle n’était pas le maître d’imposer silence à ses tumultueuses hypothèses. Il trouva Christian dans une situation qui rendait son silence bien facile. Christian, loin de songer à l’interroger, avait oublié le sujet de leur précédent entretien, et ne se préoccupait que de sa pièce. C’était d’ailleurs avec un grand découragement, et quand l’avocat lui demanda s’il avait trouvé le moyen de se passer de son valet, il lui répondit qu’il cherchait en vain ce moyen depuis une heure. À la rigueur Christian pouvait s’en passer, mais en risquant beaucoup d’accidens et de lacunes fâcheuses dans sa mise en scène. Il voyait là une si grande fatigue, une si grosse dépense d’esprit et de volonté, qu’il aimait mieux y renoncer.

— Vrai ! dit-il à M. Goefle, qui essayait de le stimuler, je vous jure, en style de bateleur, que le jeu ne vaudrait pas la chandelle, en d’autres termes que je m’épuiserais sans profit pour ma gloire, et que je volerais l’argent du baron. Allons, voilà une affaire manquée ; n’y songeons plus. Savez-vous ce qu’il me reste à faire, monsieur Goefle ? C’est de renoncer à briller dans ce pays, c’est de remballer tout cela, de partir sans tambour ni trompette pour quelque ville où je me mettrai en quête d’un autre valet pouvant me servir de compère, et assez pieux pour tenir le serment, que j’exigerai de lui, de ne jamais boire que de l’eau, le vin coulât-il par torrens dans les montagnes de la Suède !

— Diable ! diable ! dit M. Goefle, vivement contrarié de l’idée de perdre son compagnon de chambre… Si je croyais pouvoir faire agir un peu ces bons-hommes ;…. mais, bah ! je ne saurais jamais.

— Rien n’est pourtant plus facile. Essayez : l’index dans la tête, le pouce dans un bras, le doigt du milieu dans l’autre bras… Mais vous y êtes, c’est cela ! Voyons, saluez, levez les mains au ciel !