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ce peuple, dont le passé est si obscur pour nous, s’est conservée vivante bien au-delà du temps où la puissance des Arsacides était déjà écroulée.

Lorsque les Arabes, animés de l’enthousiasme religieux et militaire que le prophète avait su leur inspirer, s’élancèrent du fond de leurs déserts sur les empires qui leur servaient de barrière au nord ; lorsque après eux les Turcs seldjoukides et ensuite les Mongols se précipitèrent du fond de leurs steppes sur l’Asie occidentale, l’Arménie fut un des premiers pays qu’ils envahirent et qui subit leur joug, et ses historiens, en nous racontant les désastres et les bouleversemens dont leur patrie fut alors le théâtre, nous apprennent une foule de détails dont on chercherait vainement la mention ailleurs. Il y a plus, les mêmes faits rapportés par les auteurs musulmans et arméniens fournissent, en rapprochant ces auteurs entre eux, un terme de comparaison rendu piquant et curieux par le point de vue religieux et social si opposé, par la condition d’oppresseurs et de vaincus où les uns et les autres sont placés. Inspirés par un sentiment très vif de nationalité, les écrivains arméniens affectent un caractère non moins original lorsqu’ils nous peignent les révolutions de l’empire grec, qui pesa toujours d’un si grand poids sur les destinées de leur patrie, lorsqu’ils nous retracent les croisades, la part active qu’y prirent leurs compatriotes de la Cilicie, et le goût dont ceux-ci s’éprirent pour la langue, les constitutions féodales et chevaleresques des Franks. À portée de connaître parfaitement les événemens qui, à l’époque des guerres saintes, eurent pour théâtre la Cilicie, le nord de la principauté d’Antioche et le comté d’Édesse, contrées habitées par des populations arméniennes, ils viennent ajouter leurs travaux comme un complément nécessaire à ceux des historiens latins, grecs, arabes et syriens contemporains.

Dans des temps plus rapprochés de nous, lorsque l’Arménie était l’objet de l’ambition rivale des sofis de la Perse et des sultans ottomans, le règne de Schah-Abbas Ier, l’émigration des Arméniens, arrachés en masse de leurs foyers et transportés à Ispahan par ordre de ce prince, les développemens de leur colonie de Djoulfa, l’impulsion donnée par leur industrieuse activité au commerce et à la prospérité financière de la Perse sous Abbas et ses successeurs immédiats, ont inspiré à Arakel de Tauris des pages écrites avec une élégance digne de servir de modèle. Enfin plusieurs des sultans des derniers siècles ont eu parmi les Arméniens, leurs sujets, des biographes dont les ouvrages, encore peu consultés, pourraient l’être avec profit, et mériteraient d’être mis en lumière.

Jusqu’ici, la littérature arménienne n’avait été étudiée que dans un ordre de monumens qu’elle a produits aussi avec abondance, et souvent avec une supériorité incontestable : les livres de prières et de liturgie, et les traités ascétiques et de théologie. Ses richesses historiques avaient été laissées de côté au milieu des investigations qui, depuis un demi-siècle, ont reculé si loin les limites de l’érudition orientale. M. Dulaurier s’est imposé la tâche de séculariser en quelque sorte cette littérature, et de la faire entrer dans le cercle où s’exercent les recherches actives de la science moderne. C’est dans cette intention qu’il publie le recueil inauguré par la traduction de la Chronique de Matthieu d’Édesse. Quoique Matthieu ait commencé son récit en 952, plus d’un siècle et demi avant le départ des croisés pour la Terre-Sainte, sous la conduite de Pierre l’Ermite, il appartient cependant à l’histoire