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les sinuosités, et jusqu’aux moindres détails : « cette grosse touffe d’arbres à main gauche, ce petit blé qui serpente sur le côté droit, cette demi-lune que fait la rivière en un endroit, » ou encore « ce grand rocher de Montverdun, qui s’élève en pointe de diamant au milieu de la plaine du côté de Montbrison, entre la rivière de Lignon et la montagne d’Isoure, et qui, s’il était un peu plus à droite du côté de Laigneul, ferait avec les deux pointes de Marcilly et d’Isoure un triangle parfait. » On retrouve le même caractère dans un assez grand nombre d’autres descriptions de l’Astrée qui sont étrangères au Forez. D’Urfé a beaucoup voyagé en France et en Italie, et le souvenir de ces voyages influe très agréablement sur ses tableaux. Quiconque par exemple a visité la fontaine de Vaucluse la verra décrite très fidèlement et sous tous ses aspects dans le troisième chapitre du troisième volume de l’Astrée[1].

Si d’Urfé n’était qu’un paysagiste exact, quoique ce mérite ne se rencontre guère avant lui dans notre littérature, il n’y aurait peut-être pas lieu d’insister beaucoup sur ce point ; à ce mérite l’auteur de l’Astrée en joint un autre, plus rare encore de son temps, et que le XIXe siècle a quelquefois revendiqué comme lui appartenant exclusivement : il peint la nature non-seulement avec vérité, mais avec émotion. L’obscurité des bois, la fraîcheur des eaux, le silence des nuits, la douce clarté de la lune ou des étoiles, lui font éprouver des impressions très vives, et il sait les associer avec beaucoup de charme aux divers sentimens qui agitent le cœur de chacun des personnages de l’Astrée. Il me semble par exemple que si l’on veut

  1. Ce goût d’exactitude se remarque presque partout chez d’Urfé, si ce n’est dans le langage forcé et maniéré qu’il prête à ses bergers : on est étonné, quand on le lit avec quelque attention, de l’extrême vérité avec laquelle il peint toutes choses, les figures, les mouvemens, les gestes. Il y a dans l’Astrée une foule de petites scènes qu’on pourrait mimer. Quoi de plus vrai par exemple que cette succession de mouvemens de Galathée au moment où, assise entre ses deux compagnes sur les rives du Lignon, elle aperçoit à travers les arbres Céladon évanoui ! « Parce qu’elle croyait d’abord, dit d’Urfé, que ce fût un berger endormi, elle étendit les mains de chaque côté sur ses compagnes ; puis, sans dire mot, mettant le doigt sur la bouche, leur montra de l’autre main, entre ces petits arbres, ce qu’elle voyait, et se leva le plus doucement qu’elle put pour ne l’éveiller. » Le naturel parfait de ce petit tableau rachète peut-être quelques idées très baroques qu’on trouve pourtant ailleurs, comme celle qui consiste à placer des écritoires dans le tronc des vieux saules, où bergers et bergères déposent aussi leurs billets doux. Il y a une très jolie allusion à l’un de ces vieux saules de l’Astrée dans une scène de la Suite du Menteur par Corneille : c’est celle où la soubrette Lise, faisant de belles phrases subtiles et sentimentales à la façon de Sylvandre, et interrogée par sa maîtresse si elle a lu l’Astrée, répond qu’elle a lu ce roman avec d’autant plus d’ardeur qu’elle est du même village que Céladon ; elle va même jusqu’à prétendre qu’elle descend en droite ligne de son mariage avec Astrée, et elle cite en témoignage ce vieux saule dans le tronc duquel les amans cachaient leurs billets doux, et qui fait encore aujourd’hui le coin d’un pré appartenant à ses parens.