Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/472

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

général peu spirituels et peu caractérisés, ne permettent pas plus que leurs actions de leur assigner une physionomie distincte. Il se pourrait, comme le dit Patru, que, par le déguisement prolongé de Céladon et l’erreur également prolongée d’Astrée, qui croit aimer une fille, d’Urfé ait voulu peindre d’une façon très détournée la passion secrète et longtemps cachée sous des sentimens fraternels qu’il avait entretenue pour sa belle-sœur ; mais si, comme nous sommes porté à l’admettre d’après la déclaration de d’Urfé lui-même, il y a en effet des rapports entre les inventions du romancier et sa biographie, dont nous avons précédemment esquissé les principaux traits[1], ces rapports sont bien plus sensibles dans la partie du roman qui concerne la bergère Diane et le berger Sylvandre. En admettant avec Patru que, pour avoir la clé des fictions de d’Urfé, on doive fondre ces quatre personnages en deux, la part de réalité reste toujours bien plus grande dans les deux figures de Diane et de Sylvandre que dans celles d’Astrée et de Céladon. L’invention très bizarre par laquelle commence l’histoire de Diane nous paraît évidemment une allusion au premier mariage de Diane de Châteaumorand avec l’aîné des d’Urfé, mariage qui, on s’en souvient, fut plus tard dissous par un bref du pape pour une cause déjà indiquée, et qu’il est inutile de préciser de nouveau. Or, dans le roman d’Astrée, Diane nous est présentée comme ayant d’abord été sacrifiée au rapprochement de deux familles longtemps ennemies, et qui, après s’être réconciliées, se sont promis de marier ensemble le premier garçon et la première fille qui leur naîtront. Dans l’une il naît une fille, dans l’autre un garçon et ensuite une fille, qui est Diane ; mais le garçon étant venu à mourir en bas âge, le chef de la première famille imagine de faire passer sa fille pour un garçon, et de lui faire épouser Diane, de sorte qu’au début du roman nous apprenons que celle-ci a été mariée à Filidas, qui passait pour un homme et qui était une fille. Or ; quoi qu’en puissent dire les écrivains qui de nos jours ont repoussé absolument les éclaircissemens de Patru, il nous semble que, sans avoir la monomanie de l’allusion, on ne peut guère s’empêcher de reconnaître dans cette singulière situation quelque rapport avec le premier mariage de Diane de Châteaumorand.

La bergère Diane, ignorant d’abord dans sa candeur qu’elle est mal mariée, a commencé néanmoins par éprouver un penchant très tendre pour un jeune berger, Filandre, lequel est mort bientôt d’une blessure qu’il a reçue en la défendant victorieusement avec sa seule houlette contre les entreprises d’un chevalier félon. Le faux mari

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1857.