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Astrée est d’abord partagée entre la tendresse et l’indignation, mais c’est l’indignation qui l’emporte. Au souvenir des rapports beaucoup trop familiers qu’elle a entretenus avec ce perfide amant quand elle le prenait pour une fille, elle rougit à la fois de honte et de colère et l’apostrophe en ces termes : « Perfide et trompeuse Alexis, meurs pour l’expiation de ton crime, et comme tu as eu assez de malice pour me trahir, trouve assez de courage et de raison pour me satisfaire. » Céladon, désespéré, mais toujours fidèle à ses habitudes de docilité, lui répond : « Belle Astrée, je n’attendais pas de votre rigueur un traitement plus favorable, je savais bien que ma faute méritait un semblable châtiment ; mais puisqu’il est fatal que je même, et que votre belle bouche en a prononcé le dernier arrêt, par pitié ordonnez-moi quel genre de mort vous voulez que je suive, afin que mon repentir et l’obéissance que je vous rendrai en ce dernier moment servent de satisfaction à votre colère[1]. — Meurs comme tu voudras, réplique la féroce bergère ; pourvu que tu ne sois plus, il ne m’importe. » Et ils s’enfuient chacun de son côté, décidés tous les deux à mettre fin à leur vie. Comme la rivière du Lignon n’est pas loin, on peut s’attendre à une catastrophe définitive ; mais le continuateur de l’Astrée tire ingénieusement parti d’une invention de d’Urfé, qui avait un double but : préparer le dénoûment et motiver la rencontre en Forez d’une foule de chevaliers et de belles dames venus de tous les points de la France, même de l’Europe, pour se mêler aux bergers de la contrée. Il s’agit d’une fontaine merveilleuse, dite fontaine de la vérité d’amour, que l’on vient consulter de toutes parts, attendu qu’elle est douée d’une propriété des plus intéressantes. Tout amant bien épris qui penche son visage sur cette fontaine y voit d’abord la figure de celle qu’il aime, et sa propre figure ne vient se placer auprès de l’autre image que s’il est aimé. Si c’est un autre qui est le préféré, c’est l’image du rival heureux qu’il voit dans l’eau à côté de celle de sa bien-aimée ; si au contraire la bien-aimée n’aime personne, tous ses amans peuvent venir tour à tour se mirer dans l’onde, ils n’y voient jamais que sa seule image.

Le druide Adamas, qui est un subtil métaphysicien, explique ainsi les propriétés de cette fontaine au chevalier Clidaman, qui se désespère de n’y point voir son image à côté de celle de la nymphe Sylvie : « Il faut que vous sachiez que, tout ainsi que les autres eaux représentent les corps qui leur sont devant, celle-ci représente les esprits. Or l’esprit qui n’est que la volonté, la mémoire et le jugement, lorsqu’il aime, se transforme en la chose aimée. Et c’est

  1. Astrée, tome V, p. 448, 449.