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vous ne soyez Céladon, il n’y a point de doute, répondit Adamas ; mais ce n’est pas en cela que vous contreviendrez à son ordonnance, car elle ne vous a pas défendu d’être Céladon, mais seulement de lui faire voir ce Céladon. Or elle ne le verra pas en vous voyant, mais Alexis[1]. »

Il n’y a rien à répliquer à cela. Céladon n’hésite plus, et cet amant, tout à l’heure si timide, aborde sans frémir une perspective bien autrement redoutable que celle qui le faisait trembler tout à l’heure. En effet, si Astrée ne le reconnaît pas sous son déguisement et se prend à l’aimer avec d’autant plus d’abandon qu’elle croit aimer une jeune fille dont les traits lui rappellent l’infortuné berger victime de sa rigueur, comment Céladon soutiendra-t-il ce rôle délicat et se tirera-t-il des dangers de cette intime familiarité ? Admettons, comme cela est probable, qu’il peut répondre de sa vertu : quelle épouvantable catastrophe l’attend le jour où, après lui avoir longtemps prodigué des caresses qu’elle croit innocentes, la fière, la pudique Astrée apprendra que c’est un amant qui, sous les apparences d’une fille, abusait ainsi de sa candeur ! Et il faudra bien qu’elle l’apprenne un jour, à moins que le roman, déjà un peu long, ne se termine jamais. Comment d’une situation aussi terrible, qui semble ne devoir engendrer qu’un nouvel acte de désespoir accompli par Céladon dans la rivière et suivi cette fois d’une asphyxie complète, l’auteur pourra-t-il faire sortir une réconciliation et un mariage ? Tel est, au point de vue du sentiment, le principal problème qui, au milieu de beaucoup d’autres épisodes, plane sur le troisième et le quatrième volume de l’Astrée, car tout se passe réellement comme nous venons de l’indiquer. La bergère, abusée par la complicité du vénérable Adamas, devient l’amie la plus tendre et la compagne inséparable de la feinte druidesse. Cette situation produit un certain nombre de tableaux un peu légers, que Perrault avait sans doute oubliés quand il assure que la passion dans l’Astrée est dégagée de toute sorte d’impuretés. Il est bien vrai que le roman de d’Urfé ne nous offre plus cette abondance de passages très licencieux qui choque si souvent dans l’Amadis, mais il n’est pas moins vrai qu’on y trouve encore un certain nombre de pages peu décentes, et même çà et là quelques traits de détail tout à fait grossiers, qui jurent étrangement avec un ensemble de sentimens très épurés et de couleurs très chastes. On dirait que la langue française, qui n’est pas encore habituée à peindre délicatement la passion, laisse percer de temps en temps son inexpérience par quelques touches brutalement accusées. C’est à propos de ces détails incongrus

  1. Astrée, tome II, p. 689, 690.