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tête creuse, mon pouce et mon doigt du milieu remplir cette paire de manches et diriger ces petites mains de bois qui vous paraissent courtes, informes, ni ouvertes ni fermées, et cela à dessein, pour escamoter à la vue leur inertie. À présent prenons la distance combinée sur la grandeur du petit être. Restez là, et regardez.

En parlant ainsi, Cristiano monta en deux enjambées l’escalier de bois, se baissa de manière à cacher son corps derrière la rampe, éleva sa main sur cette rampe, et se mit à faire mouvoir la marionnette avec une adresse et une grâce infinies.

— Vous voyez bien, s’écria-t-il toujours gaiement, mais avec une conviction réelle ; voilà l’illusion produite, même sans théâtre et sans décors ! Cette figure, largement ébauchée et peinte d’un ton mat et assez terne, prend peu à peu dans son mouvement l’apparence de la vie. Si je vous montrais une belle marionnette allemande, vernie, enluminée, couverte de paillons et remuant avec des ressorts, vous ne pourriez pas oublier que c’est une poupée, un ouvrage mécanique, tandis que mon burattino, souple, obéissant à tous les mouvemens de mes doigts, va, vient, salue, tourne la tête, croise les bras, les élève au ciel, les agite en tout sens, salue, soufflette, frappe la muraille avec joie ou avec désespoir… Et vous croyez voir toutes ses émotions se peindre sur sa figure, n’est-il pas vrai ? D’où vient ce prodige, qu’une tête si légèrement indiquée, si laide à voir de près, prenne tout à coup, dans le jeu de la lumière, une réalité d’expression qui vous en fait oublier la dimension réelle ? Oui, je soutiens que, quand vous voyez le burattino dans la main d’un véritable artiste, sur un théâtre dont les décors bien entendus, la dimension, les plans et l’encadrement sont bien en proportion avec les personnages, vous oubliez complètement que vous n’êtes pas vous-même en proportion avec cette petite scène et ces petits êtres, vous oubliez même que la voix qui les fait parler n’est pas la leur. Ce mariage, impossible en apparence, d’une tête grosse comme mon poing et d’une voix aussi forte que la mienne s’opère par une sorte d’ivresse mystérieuse où je sais vous faire entrer peu à peu, et tout le prodige vient… Savez-vous d’où vient le prodige ? Il vient de ce que ce burattino n’est pas un automate, de ce qu’il obéit à mon caprice, à mon inspiration, à mon entrain, de ce que tous ses mouvemens sont la conséquence des idées qui me viennent et des paroles que je lui prête, de ce qu’il est moi enfin, c’est-à-dire un être, et non pas une poupée.

Ayant ainsi parlé avec une grande vivacité, Cristiano descendit l’escalier, posa la marionnette sur la table, ôta son habit en demandant pardon à M. Goefle d’avoir trop chaud, et se remit à cheval sur sa chaise pour reprendre le fil de son histoire.