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guère que chez un poète du XIVe siècle l’intention très marquée d’opposer aux agitations et aux soucis de la vie des cités et des cours les tranquilles douceurs de la vie rustique. Ce poète, Eustache Deschamps, dit Morel, qui fut écuyer, huissier d’armes du roi Charles VI, nous raconte que, revenant d’une cour souveraine, il a rencontré en un bosquet, dessus une fontaine, Robin le Franc, enchapelé d’un chapeau de fleurs. À côté de Robin est Marion, sa drue : ils sont occupés tous deux à manger de bon appétit, tandis que le paysan énumère les avantages de sa destinée sur celle des citadins en Une suite de couplets qui ont pour refrain ces mots : « J’ai franc vouloir, le seigneur de ce monde. » Cependant, sauf le chapeau de fleurs, qui indique une certaine intention de poétiser Robin, l’auteur ne songe évidemment qu’à le peindre d’après nature. Robin n’a rien de commun avec les bergers de Théocrite ou de Virgile, encore moins avec les bergers de l’Astrée. C’est un pur paysan, qui tire tous ses argumens des circonstances les plus ordinaires de sa vie : il est bûcheron, sa femme est filandière ; il ne craint ni les voleurs, ni les procès, ni les tyrans ; il aime sa femme, il est aimé d’elle ; il n’a pas peur d’être empoisonné, réflexion qui renferme peut-être une allusion à l’indigne épouse de Charles VI. S’il a une idée de l’existence qu’on mène à la cour, c’est qu’il y est allé un jour porter un faix de bois.

Dieu ! qu’à ces cours ont de deuil et de paine,
Ces curiaulx qui dedans sont bouté !
Je l’aperçus trop bien l’autre sepmaine,
C’uns faix de bois avoie là porté,
Ils sont tous sers[1]

C’est au XVe et au XVIe siècle que l’on voit le genre pastoral se développer de plus en plus dans la littérature européenne, et, sous l’influence de l’antiquité exhumée de toutes parts, passer presque tout à coup de l’extrême simplicité à l’extrême raffinement.

Si l’on en croit le poète napolitain Sannazar, l’auteur de l’Arcadie, ce serait lui qui le premier aurait composé des pastorales d’après l’antique, car il dit à sa musette (alla sampogna) : « Ce n’est pas une petite excuse pour toi d’avoir été la première en ce siècle qui ait éveillé les forêts endormies et appris aux bergers à chanter de nouveau les chansons oubliées. » Sannazar ne tient pas compte sans doute de ceux de ses prédécesseurs, comme Battista Spagnuoli, dit le Mantouan, et plusieurs autres, qui ont écrit, d’après Virgile et Théocrite, des pastorales en vers latins. Ce qui est certain, c’est que, de tous les écrivains bucoliques de cette période,

  1. Œuvres d’Eustache Deschamps, édition Tarbé, t. II, p. 29.