Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

villageois « qu’elle n’est pas une de ces bergères nécessiteuses qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux aux pâturages, mais qu’elle et ses compagnes n’ont pris cette condition que pour vivre plus doucement et sans contrainte. » Pour d’Urfé comme pour Fontenelle, le thème pastoral n’est que la bordure du tableau. C’est une sorte d’idéal de paix et de bonheur qui plane sur l’ensemble de la composition sans la pénétrer et sans lui imposer aucun caractère particulier. Seulement, chez d’Urfé, cette bordure est beaucoup plus large, tandis que chez Fontenelle ce n’est qu’un mince filet à peine indiqué. « Si l’on pouvait, dit ce dernier, placer ailleurs qu’à la campagne la scène de cette vie tranquille, de sorte qu’il n’y entrât ni chèvres ni brebis, je ne crois pas que cela en fût plus mal. Les chèvres et les brebis ne servent de rien ; mais, comme il faut choisir entre la campagne et les villes, il est plus vraisemblable que cette scène soit à la campagne[1]. » C’est donc bien malgré lui que Fontenelle place ses bergers à la campagne. Aussi s’aperçoit-on sans peine qu’ils y sont complètement dépaysés, et que l’atmosphère des salons leur convient beaucoup mieux.

Tout le monde sait que cette passion des bergeries galantes, des bergeries de salon, propagée par d’Urfé, ne s’arrête pas à Fontenelle, qu’elle traverse tout le XVIIIe siècle jusqu’à Florian. Celui-ci composa pour lui-même une épitaphe qui s’applique assez bien au genre pastoral qu’il cultivait. Il veut qu’on l’enterre à la campagne, et qu’on écrive sur sa tombe :

Il vécut toujours à la ville,
Et son cœur fut toujours ici.

Les bergers de Florian aiment en effet la campagne un peu plus que ceux de Fontenelle, mais d’un amour tout à fait platonique. On voit trop qu’ils ont toujours vécu à la ville.

Il y a donc durant près de deux siècles dans notre littérature une suite ininterrompue de bergeries artificielles engendrées par l’Astrée ; mais d’Urfé n’est pas l’inventeur du genre, il est même inexact de dire, comme on l’a dit, qu’il a le premier introduit cette sorte de pastorale dans le roman : elle florissait longtemps avant lui et sous toutes les formes.

Le genre pastoral a suivi dans le monde moderne la même marche que dans le monde ancien. Plus les peuples se rapprochent par leurs mœurs de la simplicité rustique, moins ils sont portés à nourrir leur imagination de ce qui fait en quelque sorte le fond de leur vie habituelle. La pastorale commence par céder le pas aux légendes merveilleuses

  1. Fontenelle, Discours sur l’églogue.