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leurs rôles, et que le souffleur fait un récitatif continuel qui s’entend de toutes les parties de la salle. Le pays a l’air d’un pays d’oisiveté et de plaisir. Il y a des jours où l’on donne aux théâtres deux représentations : une dans l’après-midi, l’autre le soir, comme 3e l’ai vu faire à Valence. Allez au Prado aux heures de promenade ; vous vous croirez dans une ville de plus d’un million d’âmes n’ayant absolument rien à faire. Toutes les allées sont encombrées, toutes les rangées de chaises sont occupées ; les rues aboutissantes ressemblent aux boulevards de Paris au retour d’un feu d’artifice. Les jours d’été, les femmes, en toilette du soir, nu-tête et décolletées, se promènent pendant des heures entières, et à la lueur des becs de gaz on voit scintiller sous les dentelles des milliers d’yeux qui en passant lancent des étincelles comme des diamans bleus.

J’ai vu aussi à Madrid des courses de chevaux ; mais ce spectacle d’importation britannique n’est point entré dans les mœurs du pays. Le peuple n’y vient pas, et sans la vile multitude il n’y a pas de fête publique. La vraie fête de l’Espagne, c’est le combat de taureaux.

Il fait un soleil de 50 à 60 degrés ; la rue d’Alcala, la plus longue et la plus large de Madrid, est inondée d’une mer de flammes dans laquelle se noient ses deux pauvres rangées d’acacias. Ses pavés étincellent comme s’ils étaient d’acier poli, et brûlent les yeux qui osent les affronter ; mais si pour voiries taureaux il fallait prendre sa place sur un bûcher allumé, les Espagnols n’hésiteraient pas. Pour pouvoir aller aux taureaux, les hommes se passeront de boire et de manger toute une semaine ; les femmes mettront leur châle en gage, et la plus belle fille du monde, qui ne peut donner que ce qu’elle a, le donnera. Je ne connais rien de comparable en France à cet enivrement de tout un peuple ; en Angleterre, je ne connais que le jour du Derby, ce jour de gigantesques saturnales, où l’instinct centaure du peuple anglais se donne une carrière sans limites. Dans les deux pays, c’est dans ces deux fêtes que se révèle, sans réserve et sans voile, la vraie nature nationale.

Le cirque des taureaux (plaza de Toros) à Madrid est situé au-delà du Prado, en dehors de la ville. Il n’est pas du reste besoin d’en connaître le chemin ; suivez le torrent, suivez les flots d’hommes, de femmes et d’enfans qui descendent les dalles brûlantes d’Alcala, et les files de voitures que les gendarmes à cheval ont peine à faire ranger. C’est ce jour-là qu’on voit exhumer tous les genres de voitures et de carrosses qui ne voient la lumière que dans les jours de fête, comme les calesinos, espèce de cabriolets peints en rose ou toute autre couleur tendre, et ornés de dessins fantastiques. Voici les diligences, attelées de huit ou dix mules, qui agitent leurs sonnettes et qui sont lancées au galop à travers la poussière, et, comme