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la solidarité se perd, la séparation entre les classes se creuse, le schisme social commence. Ce que Tom Brown aimait dans ces vieilles mœurs qui s’en vont, c’est ce qu’elles avaient de populaire et de familier, c’est cet élément franc et cordial, hearty, qui rapprochait le riche du pauvre, qui rendait inoffensif le torysme du squire, inoffensifs aussi par conséquent le radicalisme de Dick le charbonnier et le chartisme de Jack le tisserand. Le livre est écrit dans ce ton de radicalisme conservateur qui distingue presque tous les livres originaux qui nous arrivent aujourd’hui d’Angleterre. Ce radicalisme conservateur est la note nouvelle de la littérature anglaise contemporaine.

Nous ne pouvons pas suivre Tom Brown dans tous les petits incidens de sa vie d’enfant ; qu’il nous suffise de dire que de bonne heure il sut s’émanciper des influences féminines. Dès qu’il put échapper à la surveillance maternelle, il prit sa volée. Il fut encouragé dans ces dispositions par un ancien domestique de la famille, le vieux Benjamin, qui mit toute son âme à le dégoûter de la société des femmes, et qui y réussit facilement, à sa plus grande joie. Il mena donc le jeune Tom dans toutes les foires et marchés des environs, le fit assister à toutes les fêtes paroissiales, lui donna le goût des spectacles chers à la vieille Angleterre, la lutte, la boxe, la course. Cependant il vint un jour où le vieux Benjamin put accompagner moins assidûment le jeune Tom dans ses excursions ; le rhumatisme brisa ses membres, naguère si alertes malgré son âge, et toutes les consultations auprès des sorciers du village ne purent le guérir. Nous ne pouvons résister au plaisir de nous arrêter un instant devant une de ces consultations médicales, quoiqu’elle n’ait pas un rapport bien direct avec notre sujet ; mais cette scène achèvera de nous faire comprendre les influences rustiques, salubres et très anglaises, au milieu desquelles se développa le caractère du jeune Tom. Un matin donc, Benjamin et Tom s’en allèrent consulter le sorcier du village, qu’on appelait le fermier Ives. Pourquoi on l’appelait fermier, on n’en savait rien. Toutes ses propriétés consistaient en une vache, deux ou trois porcs, quelques volailles, et un ou deux arpens de terre qu’il avait découpés d’un champ communal, solidement enclos d’une belle muraille, et dont il avait fait sa propriété par prescription, à la manière anglaise. C’était un homme solitaire et mystérieux, comme il convient à un sorcier, et qui à ses secrets de médecine naturelle mêlait quelques connaissances dans l’art du vétérinaire.

« — Nous sommes venus te rendre une visite, dit Benjamin. Je pensais depuis longtemps à venir pour le simple plaisir de voir un vieux camarade, mais cela ne marche plus comme autrefois. Ce maudit rhumatisme que j’ai