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quelques discussions, l’ajournement ayant été prononcé, on ne s’en occupa plus. Le prince Kotschubey, homme éclairé d’ailleurs, présidait le conseil ; il dédaignait de petites mesures qui ne pouvaient guérir un mal de cette gravité. Après la lecture du protocole, dans lequel se trouvait rapportée l’opinion d’Alexandre 1er avec les renseignemens destinés à la combattre, le prince s’approcha de M. Tourguenef, et lui dit avec un sourire moitié amer, moitié moqueur : « Songez donc que l’empereur est persuadé que depuis vingt ans on ne vend plus dans ses états d’hommes en détail[1] ! » Et cependant au palais de justice de Saint-Pétersbourg, à quelques pas de la demeure du souverain, on vendait par autorité de justice les hommes compris dans les biens des faillis ; une vieille femme venait ainsi d’être adjugée pour 2 roubles 1/2 : terrible exemple de l’ignorance dans laquelle vivent trop souvent les souverains absolus de tout ce qui se passe autour d’eux !

L’empereur Nicolas n’a pas voulu aborder la grande question de l’abolition du servage ; il essaya seulement de rendre moins dure la condition des serfs. Cette pensée dicta les oukases relatifs aux contentions entre les seigneurs et les paysans, à l’inscription des serfs attachés à la personne du maître (dvorovié), à l’interdiction de vendre les serfs sans la terre ; mais la servitude présente ce caractère particulier, qu’elle devient plus intolérable à mesure qu’on cherche à l’adoucir par des dispositions protectrices. À l’origine, le sort matériel de l’esclave est assez doux ; prisonnier de guerre, il se soumet à sa destinée, ou bien il se réfugie dans la servitude pour échapper à la plus horrible détresse ; il se vend pour ne pas mourir de faim. Ce fait a été très commun aux époques de culture primitive, qui voient toujours, faute de prévoyance et de travail régulier, des années de disette et de famine se succéder à des intervalles rapprochés ; il l’était surtout en Russie, où les récoltes abondantes de certaines contrées n’empêchent pas encore aujourd’hui la famine, faute de voies de communication. D’ailleurs, ainsi que le fait observer Montesquieu, a dans tout gouvernement despotique on a une grande facilité à se vendre ; l’esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile[2]. » Aux esclaves vinrent donc successivement s’ajouter en Russie les hommes que le besoin de secours ou de protection faisait renoncer à la liberté. Les distinctions qui les séparaient s’effacèrent peu à peu, et l’on perdit jusqu’au souvenir des franchises

  1. Un oukase rendu sous le règne de l’empereur Nicolas a défendu de vendre les serfs sans la terre ; mais on peut les enlever au sol qui les a vus naître pour peupler des contrées lointaines, et il n’existe que trop de moyens de continuer le commerce des hommes en dépit de la lettre de la loi.
  2. Et il ajoute : « M. Perry dit que les Moscovites se vendent très aisément ; j’en sais bien la raison, c’est que leur liberté ne vaut rien. »