Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la population mâle pour assurer la perception de l’impôt personnel, calculé sur la quotité des âmes ; il adoptait le même principe pour le recrutement, et, en rendant les seigneurs responsables, il consacrait définitivement leur puissance[1].

La grande Catherine, la Sémiramis du Nord, qui correspondait avec Voltaire et qui se vantait d’effacer le mot esclave de la langue russe, étendit le régime du servage à la Petite-Russie : elle prescrivit aux paysans, en 1783, de demeurer à jamais là où son oukase les trouvait établis. On raconte que des personnages influens à la cour de l’impératrice, ayant été mis dans le secret de cette mesure avant qu’elle fût rendue publique, s’empressèrent d’attirer sur les terres qu’ils possédaient dans la Petite-Russie autant de paysans qu’ils purent, en leur offrant des conditions avantageuses. La nouvelle loi vint les clouer à la place où l’espoir du bien-être les avait attirés[2].

Si aucune loi ne défendait dans la Grande-Russie de vendre les paysans en les détachant de la terre, la Petite-Russie eut du moins le privilège d’échapper à ce régime. Le sénat demanda à Paul Ier d’autoriser ce trafic ; mais le fils de Catherine écrivit de sa main sur le rapport : « Les paysans ne doivent point être vendus séparément de la terre qu’ils habitent. »

Sous le règne de l’empereur Alexandre Ier, dont les bonnes intentions à l’égard des paysans sont généralement connues, la question de servage fut enfin soumise à un examen approfondi, et M. Tourguenef, appelé alors par ses fonctions à étudier cette affaire, nous donne de curieux détails sur l’opposition que rencontrèrent les projets réformistes d’Alexandre. Des paysans se plaignaient d’avoir été enlevés à leurs foyers et vendus à un fabricant de machines qui les employait à de durs travaux. L’empereur envoya la pétition au conseil d’état, avec ordre de l’examiner, et en ajoutant de sa main quelques lignes pour exprimer la surprise, qu’il éprouvait. « Je suis bien sûr, disait-il, que la vente d’esclaves sans la terre est depuis longtemps défendue par la loi. » Les jurisconsultes du sénat, questionnés à ce sujet, produisirent un tarif de droits d’enregistrement du temps de l’impératrice Anne, nièce de Pierre Ier, qui, en énumérant ce qu’on devait payer à l’état pour les diverses sortes de propriétés vendues, mentionnait le droit à acquitter pour la vente des personnes sans la terre. Cette disposition avait été renouvelée sous le règne même de l’empereur Alexandre, en 1807.

Un projet fut préparé pour adoucir le sort des serfs, mais après

  1. Des oukases de 1723 prononcèrent des peines sévères contre le recel des serfs fugitifs.
  2. Tourguenef, t. II, p. 113.