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à la fois. Cette faveur ne fut point accordée aux paysans des boyards, ni à ceux de la couronne, du patriarche et des couvens.

Boris Godounof régularisa ainsi un état de choses qui reproduisait exactement le servage de la glèbe, les paysans furent gleboe adscripti ; mais leur sujétion devait entraîner une assimilation encore plus complète avec les esclaves, puisque l’esclavage domestique continuait de subsister. Pour employer une locution usitée en Russie ; à côté du paysan affermi à la terre se trouvaient les esclaves domestiques, dont le seigneur disposait à son gré, qu’il employait comme bon lui semblait, et dont il pouvait trafiquer comme d’un vil bétail. Une règle commune devait naturellement étendre le niveau sur la masse des assujettis, esclaves ou serfs. D’ailleurs comment auraient-ils osé se plaindre ? De qui auraient-ils pu espérer protection et justice ? A mesure que le temps s’écoulait, les nuances d’origine allaient s’effaçant. Comme il n’y avait pas de loi qui défendît de vendre les paysans sans la terre, on s’inquiéta peu de savoir s’il en existait une pour le permettre. Les esclaves se vendaient de toutes les façons, avec la terre ou séparément, parce qu’ils étaient les plus faibles et leurs maîtres les plus forts, et surtout parce que ceux auxquels ils auraient pu en appeler étaient eux-mêmes possesseurs d’esclaves[1].

Cependant Pierre le Grand avait rendu un oukase qui, destiné à adoucir cette rigueur, ne servit qu’à prouver qu’elle était devenue générale. « Il est d’usage en Russie, écrivait Pierre Ier au sénat, de vendre les hommes comme du bétail, en séparant les parens de leurs enfans, les époux l’un de l’autre, ce qui n’a lieu nulle part dans le monde et fait couler bien des larmes. C’est pourquoi nous ordonnons au sénat de faire un règlement pour défendre la vente des hommes sans la terre qu’ils habitent, ou, s’il est impossible qu’elle soit défendue, pour empêcher au moins de séparer les uns des autres les membres d’une même famille. » Quand Pierre voulait être strictement obéi, il n’employait pas ce langage, il ne connaissait pas l’impossible. Le sénat n’exécuta point l’ordre qu’il avait reçu. Et d’ailleurs n’est-ce pas Pierre lui-même qui riva définitivement la chaîne du servage par le premier recensement, ordonné en 1721, qui fournit un terrain légal à la coutume établie ? Il sanctionna le pouvoir absolu du seigneur, à l’image du pouvoir absolu qu’il fondait dans l’état. Sans qu’il parût aucun texte de loi, la servitude complète régna désormais de facto en Russie. Le recensement, accompli dans un intérêt fiscal, fit considérer les paysans comme base de l’évaluation des terres. Le gouvernement dénombrait

  1. Tourguenef, t. II, p. 103.