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(ulojenié), n’entendait point aggraver la situation légale du peuple. Il se borne à reproduire les usages coutumiers de l’époque, quand il dit[1] : « Les paysans ou laboureurs libres ne peuvent passer d’un village à l’autre, c’est-à-dire changer de seigneur, que huit jours avant et après la fête de saint George. Chacun d’eux doit payer pour la maison qu’il quitte un rouble dans les pays de plaines et cent diengas dans les pays boisés. — Est esclave, ainsi que sa femme et ses enfans, tout individu qui se vend par acte public. — Est également serf celui qui a épousé une esclave. »

À la fin du XVe siècle, la faculté de migration des paysans libres se trouvait donc singulièrement limitée. Il n’était nullement question pour eux d’un droit quelconque au sol, qui seul aurait pu donner à la liberté une assiette stable. Sans doute les seigneurs qui possédaient de vastes étendues de terres en friche, ou couvertes d’immenses forêts, cherchaient à attirer les cultivateurs sur leurs domaines en leur offrant de nombreux avantages ; mais les propriétaires moins riches voyaient déserter leurs tenures, et les contrées du midi enlevaient à celles du nord de nombreux habitans. On rencontrait, disent les chroniqueurs, de vastes champs laissés en friche, qui présentaient la sauvage nudité d’un pays inhabité.

Voulant attacher à sa cause les propriétaires peu aisés et s’emparer du trône, un homme remarquable par l’intelligence et la vigueur, Boris Godounof, qui était devenu le gendre de Jean le Terrible, fit rendre, sous le règne de son beau-frère Fédor, le règlement de 1592 ou 1593 (car on n’est même pas d’accord sur la date exacte de ce document), qui fixait le paysan libre à la terre au lieu de l’attacher à la personne du maître. Le servage, qui s’était développé de fait à côté de l’esclavage, rencontra ainsi sa formule légale, et le jour de la Saint-George, auquel la migration était jadis permise aux laboureurs libres, n’a plus rappelé au paysan russe qu’une déception consacrée par un dicton populaire ; quand on veut exprimer un désappointement, on dit : « Voici le jour de la Saint-George ! »

Naturellement les infractions à une loi qui embrassait de plus nombreuses catégories devinrent plus fréquentes, et les poursuites dirigées contre les serfs fugitifs se multiplièrent. Boris Godounof, dit Karamsine[2], ne voulant pas supprimer une loi faite pour le bien, résolut d’en modifier le caractère. Il permit dans l’année 1601, partout excepté dans le district de Moscou, aux cultivateurs des nobles d’un rang peu élevé de passer, à une époque fixée, d’un propriétaire à l’autre, pourvu qu’il fût de la même classe, et que cette mutation ne se fît point en masse, mais seulement par deux cultivateurs

  1. Karamsine, Histoire de Russie, t. V.
  2. Histoire de Russie, tome XI, p. 110.