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I. — DE LA QUESTION DU SERVAGE AU POINT DE VUE POLITIQUE.

Ceux qui ferment les yeux devant l’enchaînement mystérieux qui unit les résultats matériels aux questions de l’ordre moral n’ont qu’à recourir au calcul le plus vulgaire pour constater que le sol semble se refuser à produire quand ce ne sont pas des mains libres qui le sollicitent. « Les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté[1], » a dit éloquemment Montesquieu.

On exalte volontiers la puissance de la Russie, et il serait puéril de vouloir la nier ; mais ce qui nous cause une impression bien plus profonde, c’est la faiblesse relative de ce vaste empire. Il compte 3,600 kilomètres de longueur ; sa plus grande largeur de l’est à l’ouest dépasse 15,000 kilomètres. En réunissant les possessions de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique, le tsar gouverne la sixième partie des terres qui occupent le globe. La Russie d’Europe, à elle seule, compte plus de 5 millions de kilomètres carrés, et pour ne parler que de la région privilégié, de la Terre-Noire (Tchernoziem), qui jouit d’une incomparable fertilité, son étendue est de 80 millions d’hectares ; elle dépasse de plus de moitié la superficie totale de la France[2]. Le développement des forces productives est-il en rapport avec un si vaste territoire ? C’est ce qu’il faut examiner.

La dernière révision[3] dont le résultat soit connu date de 1851. Le chiffre total de la population y est porté à 60,300,000 âmes, dont Reden attribue 53,635,000 à la Russie d’Europe proprement dite[4]. Les données de cette révision servent jusqu’à présent de base légale pour l’évaluation des biens des propriétaires et de la population des différentes classes. Un nouveau recensement général a été fait l’année dernière, il n’est pas encore complètement terminé, et les résultats obtenus n’ont pas été publiés. Les personnes les plus compétentes s’accordent à dire qu’il n’amènera que de très faibles modifications dans les chiffres de 1851.

M. Tegoborski adopte pour l’accroissement annuel de la population, dans toutes les possessions de la Russie d’Europe, la proportion de 1 pour 100 comme minimum, tandis que Reden réduit ce chiffre à 0,85 pour 100, et fait remarquer combien une pareille proportion est faible pour un état dont l’accroissement de la population

  1. Esprit des Lois, liv. XVIII, ch. III, Quels sont les pays les plus cultivés ?
  2. M. de Haxtbausen l’évalue à 20,000 milles carrés, plus de 100 millions d’hectares, mais M. Tegoborski [Forces productives de la Russie, t. Ier, p. 44) considère cette évaluation comme exagérée.
  3. C’est ainsi qu’on nomme les recensemens entrepris dans l’intérêt fiscal de la répartition de l’impôt.
  4. Russland’s Kraft-Elemente, p. 45.