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dont l’irrésistible pression va transformer les élémens d’existence de tant de millions d’hommes et changer la constitution d’un puissant empire ? Que doit-on attendre de cette réforme ? Ces questions s’imposent en ce moment à l’attention publique, et nul ne s’étonnera qu’elles occupent la première place dans une série d’études sur la question du servage et des paysans dans l’Europe du nord. — A une époque où le découragement s’est emparé de beaucoup d’esprits, où l’on a presque révoqué en doute les bienfaits de la liberté, soit en jetant un regard de regret sur les liens mutuels de protection et de dépendance consacrés dans le passé, soit en élevant les constructions idéales du communisme, on ne saurait rencontrer de spectacle plus instructif que celui d’un état assis sur la servitude politique et civile, régi au sommet par le pouvoir absolu, soutenu à la base par des pratiques communistes, qui se prépare à marcher vers la civilisation européenne en assurant les droits de la liberté humaine et les garanties de la propriété.

Les idées de philanthropie et d’humanité qu’invoquent les partisans de cette grande réforme ne datent pas d’hier : personne ne les a plus hautement proclamées que l’empereur Alexandre Ier, et cependant le servage s’est maintenu. Il serait inutile d’insister sur ce côté de la question ; Dieu merci, à cet égard, tout le monde aujourd’hui sent et pense de même. Il est d’autres causes dont l’influence souveraine conduit la Russie à un nouvel ordre social : des faits irrécusables ont montré que la force politique et le développement des ressources matérielles appartiennent aux peuples qui ont su comprendre la puissance féconde de la liberté. Sans doute le gouvernement de Saint-Pétersbourg n’a pas entrepris l’œuvre d’émancipation qui doit changer la face de l’empire pour donner satisfaction à des théories ou à des tendances contraires à la doctrine du pouvoir absolu ; il a eu simplement en vue de conquérir l’instrument le plus énergique de la prospérité des nations modernes, l’activité volontaire. Cependant il ne saurait non plus tarder à reconnaître que pour élever les forces d’un peuple librement développées à leur plus haute puissance, on doit lui assurer avant tout la sécurité, qui dérive d’un pouvoir équitable, chargé de maintenir le droit de chacun, en d’autres termes la justice, caractère essentiel de la liberté. Tout s’enchaîne et se lie, le bien comme le mal. L’émancipation des paysans est une œuvre complexe, qui entraîne avec elle un ensemble de réformes destiné à tout modifier. Qu’il nous suffise de rappeler que la perception de l’impôt, le recrutement de l’armée, le crédit de la terre, reposent en Russie sur le servage, et que l’émancipation ne peut profiter aux paysans qu’accompagnée d’une réforme radicale de l’administration et des tribunaux.

Ces deux instrumens essentiels de la prospérité publique sont