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s’être fait illusion sur son état. Mon père examina rigoureusement cette pièce, la fit en outre examiner par des experts en écriture, et la trouva inattaquable. Je me souviens pourtant qu’il reprocha au baron de n’avoir pas fait venir au Stollborg dix médecins plutôt qu’un pour constater les faits à sa décharge. Cependant il ne soupçonna jamais le baron de crime ni d’imposture, et mourut dans cette opinion peu de temps après.

« Il y eut des murmures contre le baron, qui commençait à se faire haïr ; mais bientôt il se fit craindre, et comme personne n’était directement intéressé à venger les victimes, aucune âme généreuse n’eut le courage de le braver. Quant à moi qui l’eusse fait, quoique bien jeune au barreau, et qui serais prêt à le faire aujourd’hui si j’avais des soupçons arrêtés, j’étais naturellement sous l’influence de mon père, qui, dans sa conviction, ne trouvait d’autre reproche à adresser à Olaüs que celui d’imprudence envers lui-même. Puis la mort de mon pauvre père arriva dans ce même temps, et vous trouverez naturel que mon chagrin personnel, qui fut très vif, m’ait détourné à cette époque de toute autre préoccupation.

« J’ai hérité de la clientèle du baron, et, je vous l’ai dit, malgré l’antipathie croissante que sa conduite politique et ses manières m’ont inspirée, je n’ai jamais pu, jusqu’à ce jour, acquérir la moindre preuve, ni même m’arrêter à la moindre apparence sérieuse des crimes dont il était accusé. Il s’est fait, dans l’esprit de ses vassaux, une réaction contre lui, à laquelle on pouvait bien s’attendre. N’ayant plus besoin de leurs sympathies, il a bientôt cessé de les ménager. Quant à ses domestiques, qui ont été tous renouvelés depuis sa prise de possession du domaine, et qui sont tous étrangers, il les paie de manière à s’assurer leur obéissance aveugle et leur discrétion absolue. Stenson est le seul de l’ancienne maison qu’il ait conservé, maintenu longtemps dans ses fonctions d’intendant, et enfin admis à la retraite, en raison de son grand âge, avec une pension honorable, toute sorte d’égards et même de petits soins. C’est ce qui a donné à penser que Stenson aurait été son complice ; mais c’est justement ici, Christian, que la vérité m’apparaît et que ma conscience se tranquillise : Stenson est un saint homme, un modèle de toutes les vertus chrétiennes. »

George Sand.
(La cinquième partie au prochain n°.)