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— Je vois encore très mal, dit-il. C’est le portrait d’une femme assez grande et d’une tournure élégante ; elle est assise et coiffée d’un voile noir, comme en portent les dames suédoises en hiver, pour préserver leurs yeux de l’éclat de la neige. Je vois les mains, qui sont très bien rendues et très belles. Ah ! ah ! la robe est de satin gris de perle avec des nœuds de velours noir. Est-ce donc là le portrait de la dame grise ?

— Précisément ; c’est celui de la baronne Hilda.

— En ce cas, je veux voir sa figure. J’y suis maintenant ; elle est belle et d’une agréable douceur. Attendez encore un peu, monsieur Goefle… Cette physionomie pénètre de sympathie et d’attendrissement.

— Alors vous n’écoutez plus mon histoire ?

— Si fait, si fait, monsieur Goefle ! Le temps me presse, moi, et pourtant votre aventure m’intéresse tellement que j’en veux savoir la fin. J’écoute.

— Eh bien ! reprit l’avocat, quand mes yeux se reportèrent sur cette grande carte de Suède que vous voyez là-haut bien tranquille, une figure humaine en sortait en la soulevant comme elle eût fait d’une portière de tapisserie, et cette figure, c’était celle d’une femme grande et maigre, non pas svelte et belle comme devait être celle que représente le portrait, mais livide et dévastée comme si elle sortait de sa tombe, et la robe grise, souillée, usée, avec ses rubans noirs dénoués et pendans, semblait véritablement traîner encore la terre du sépulcre. Cela était si triste et si effrayant, mon cher ami, que je fermai les yeux pour me soustraire à cette pénible vision. Quand je les rouvris, fut-ce une seconde ou une minute après, je ne saurais m’en rendre compte, la figure était tout à fait devant moi. Elle avait descendu l’escalier, dont le craquement s’était fait encore entendre, et elle me regardait d’un œil hagard, avec une fixité que je pourrais appeler cadavéreuse, pour exprimer l’absence de toute pensée, de tout intérêt, de toute vie. C’était véritablement une morte qui était là debout devant moi, à deux pas de moi, et je restai comme fasciné, fort laid moi-même probablement, et peut-être les cheveux dressés sur la tête, je n’en répondrais pas…

— Ma foi, dit Christian, c’est là une apparition désagréable, et je crois qu’à votre place j’aurais juré, ou cassé quelque chose. Cela dura-t-il longtemps ?

— Je n’en sais rien. Il me parut que cela ne finissait pas, car je fermai encore les yeux pour m’en débarrasser, et quand je les rouvris, le spectre marchait ; il s’en allait du côté du lit. Ce qu’il y fit, je ne saurais vous le dire. Il me sembla qu’il agitait les rideaux, qu’il se penchait comme pour parler à quelqu’un qu’il y voyait et que je n’y voyais pas. Et puis il fit mine d’ouvrir la fenêtre ; mais je