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Et puis qui sait si les idées positives et mes propres intérêts, bien définis à mes propres yeux, n’eussent pas desséché la religion de mon cœur et de ma conscience ? Vous verrez tout à l’heure que Sofia Goffredi n’eut point lieu de regretter de m’avoir laissé être moi-même.

« Je m’étais persuadé d’abord que j’étais né littérateur. Sofia m’enseignait à faire des vers et de la prose, et, encore enfant, j’inventais des romans et rimais des comédies, que notre entourage admirait naïvement. J’eusse pu devenir très vain, car j’étais excessivement gâté par tous ceux qui venaient chez nous ; mais ma Sofia me disait souvent que le jour où l’on est satisfait de soi-même on ne fait plus un seul progrès, et ce simple avertissement me préserva de la sottise de m’admirer. Je vis d’ailleurs bientôt que, pour être littérateur, il fallait savoir beaucoup de choses ou nager dans le vide des phrases. Je lus énormément ; mais il arriva que, tout en m’instruisant dans l’histoire et dans les choses de la nature, je me perdis entièrement de vue, et, au lieu de butiner comme l’abeille pour faire du miel et de la cire, je m’envolai dans l’immensité des connaissances humaines pour le seul plaisir de connaître et de comprendre.

« C’est alors que je sentis de grands élans vers les sciences naturelles, et que ma prédilection pour cet emploi de ma vie s’établit dans mon cerveau comme une vocation mieux déterminée que la première. À cette ardeur de comprendre se joignit celle de voir, et je puis dire que deux hommes s’éveillaient en moi, l’un qui voulait découvrir les secrets de la création par amour pour la science, c’est-à-dire pour ses semblables, l’autre qui voulait savourer en poète, c’est-à-dire un peu pour lui-même, les beautés variées de la création.

« De ce moment, je m’épris de l’idée des lointains voyages. En m’absorbant dans les collections et les musées de Pérouse, je rêvais les antipodes, et la vue d’une petite pierre ou d’une petite fleur desséchée me transportait en imagination au sommet des grandes montagnes et au-delà des grandes mers. J’avais soif aussi de voir les grandes villes, les centres de lumière, les savans de mon époque, les collections étendues et précieuses. Sofia Goffredi m’avait enseigné le français, l’allemand et un peu d’espagnol. Je sentais la nécessité d’apprendre les langues du Nord et de n’être un étranger nulle part en Europe. J’appris l’anglais, le hollandais, le suédois surtout, avec une très grande rapidité. Ma prononciation était défectueuse, ou plutôt elle était nulle. Je m’abstenais de chercher la musique des langues que je ne pouvais entendre parler, comptant sur la justesse de mon oreille et sur une facilité naturelle que j’ai d’imiter les divers accens pour me mettre vite au courant de la