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faisante. Les bons bourgeois chez qui je demeurais, et qui m’ont traité comme un membre de leur famille, ont répondu de ma bonne conduite et gardé, vis-à-vis du public, le petit secret de ma double individualité. Vous voyez donc bien, monsieur Goefle, que tout est pour le mieux dans ma situation présente, et que je peux conserver ma belle humeur, puisque j’ai la liberté, un gagne-pain assez lucratif, la passion de la science, et le monde ouvert devant mes pas agiles !

— Mais votre bourse a fait naufrage sur le lac Wettern…

— Oh ! les lacs, voyez-vous, monsieur Goefle, ils sont peuplés de bons génies avec lesquels je suis certainement en relation à mon insu. Ne suis-je pas Christian del Lago ? Ou le trolle du Wettern me rendra ma bourse au moment où je m’y attendrai le moins, ou il en fera profiter quelque pauvre pêcheur qui s’en trouvera bien, et de toutes façons le résultat sera excellent.

— Mais… pourtant… avez-vous quelque argent en poche, mon garçon ?

— Absolument rien, monsieur Goefle, répondit en riant le jeune homme. J’ai eu tout juste de quoi arriver ici, en me serrant un peu le ventre pour laisser manger à discrétion mon valet et mon âne ; mais ce soir j’aurai trente rigsdalers pour ma comédie, et après ce copieux déjeuner à côté de vous et de cet excellent poêle, en face de ce beau paysage de diamans, qui resplendit là-bas à travers les nuages de fumée dont nos pipes ont rempli la chambre, je me sens le plus riche et le plus heureux des hommes.

— Vous êtes décidément un original, dit M. Goefle en se levant et en secouant la capsule de sa pipe. Il y a en vous je ne sais quel mélange d’homme et d’enfant, de savant et d’aventurier. Il semble même que vous aimiez follement cette dernière phase de votre vie, et que, loin de la considérer comme désagréable, vous souhaitiez la prolonger sous prétexte d’une fierté exagérée.

— Permettez, monsieur Goefle, répondit Christian ; en fait de fierté, il n’y a pas de milieu, c’est tout ou rien. J’ai tâté de la misère, et je sais comme il est facile de s’y dégrader. Il faut donc que l’homme livré à ses seules ressources s’habitue à ne pas la craindre, et même à jouer avec elle. Je vous ai dit qu’elle m’avait été pénible dans une grande ville. C’est que là, au milieu des tentations de tout genre, elle est bien dangereuse pour un homme jeune et actif qui a connu l’entraînement des passions. Ici au contraire, en voyage, c’est-à-dire en liberté, et protégé par un incognito qui me permet de rentrer demain dans le monde sous la figure d’un homme sérieux, je me sens léger comme un écolier en vacances, et il ne me tarde pas, je le confesse, de reprendre les chaînes de la contrainte et les ennuis du convenu.