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« Je gagnai comme je pus la ville de Troppaw, Jean trouvait des chardons le long du chemin ; je me privai d’une partie de mon pain ce jour-là pour procurer quelque douceur à sa convalescence. À Troppaw, les gens du peuple me plaignirent et me secoururent d’un gîte et d’un repas avec cette charité qui a tant de prix et de mérite chez les pauvres. Les autorités de la ville ajoutèrent peu de foi à mon récit. J’avais les habits grossiers du voyageur à pied, et aucun papier pour prouver que j’étais un homme d’études, ayant droit à la confiance. Je parlais bien, il est vrai, trop bien pour un rustre ; mais ces pays frontières étaient exploités par tant d’habiles intrigans ! Récemment un Italien s’était donné pour un grand seigneur dévalisé dans les montagnes, et on avait découvert depuis qu’il était lui-même le chef de la bande qu’il feignait de signaler.

« Je jugeai prudent de ne pas insister, car, du souvenir de Guido Massarelli au soupçon de complicité de ma part, il n’y avait que la main. Je retournai chez mes pauvres hôtes. Ils me reçurent très bien, blâmèrent les magistrats de leur ville, et regardèrent Jean d’un œil d’envie en me disant : — Heureusement votre âne vous reste, et vous pourriez le vendre ! — Comme je paraissais ne pas vouloir comprendre cette insinuation, on me démontra, sous forme de conseil, que je pouvais rester deux ou trois mois dans la maison en me contentant de l’ordinaire de la famille, que pendant ce temps, si je savais faire quelque chose, je chercherais de l’ouvrage, et que si, au bout du délai, je pouvais solder ma dépense, je ne serais pas forcé de laisser mon âne en paiement. Le conseil était sage ; je l’acceptai, résolu à bêcher la terre plutôt que de ne pas dégager ma caution, ce pauvre Jean, utile encore à son maître.

« Mon hôte était cordonnier. Pour lui prouver que je n’étais pas un paresseux, je lui demandai en quoi, ne sachant pas son état, je pourrais lui être utile. — Je vois, me répondit-il, que vous êtes un bon sujet, et votre figure me donne confiance en vous. C’est demain foire dans un village à deux lieues d’ici. Je suis empêché de m’y rendre ; allez-y à ma place avec un chargement de ma marchandise sur votre âne, et vendez-moi le plus de souliers que vous pourrez. Vous aurez une part de dix pour cent dans le profit. — Le lendemain, j’étais à mon poste, vendant des souliers comme si je n’eusse fait autre chose de ma vie. Je n’avais pourtant aucune notion des roueries particulières au petit ou au grand commerce ; mais j’imaginai de faire des complimens à toutes les femmes sur la petitesse de leurs pieds, et j’amusai tant le monde par mes hyperboles et mon babil, que toute ma cargaison fut écoulée en quelques heures. Le soir, je revins gaiement chez mon patron, qui, émerveillé de mon succès, refusa obstinément de me laisser rembourser ma nourriture sur ma part de profits.