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milieu des plus grands désastres de l’âme et de l’intelligence, le sentiment de la vengeance, ou tout au moins le souvenir de l’injure. Que pouvais-je faire pour me venger à mon tour ? Rien qui ne demandât du temps, de l’argent et des démarches. Or j’étais sans le sou, et je commençais à avoir faim. — Allons ! pensai-je en me remettant en route, il était écrit qu’un jour ou l’autre il me faudrait mendier ; mais, malgré le sort contraire, je jure de ne pas mendier longtemps ! Il faudra bien que je trouve quelque nouvelle industrie pour me tirer d’affaire.

« Je sortis du défilé des montagnes et trouvai l’hospitalité chez de bons paysans, qui me firent même accepter quelques provisions pour ma journée. Ils me dirent qu’une bande de voleurs exploitait le pays, et que le chef était connu sous le nom de l’Italien.

« En continuant ma route, j’entrai dans la province de Silésie. Mon intention était de m’arrêter dans la première ville pour porter plainte et réclamer des autorités la poursuite de mes brigands. Comme je marchais, pensif et absorbé dans mille projets plus inexécutables les uns que les autres pour me remettre en argent sans m’adresser à la commisération publique, j’entendis un petit galop détraqué derrière moi, et en me retournant je reconnus avec stupéfaction mon âne, mon pauvre Jean, qui courait après moi du mieux qu’il pouvait, car il était blessé. On dit que les ânes sont bêtes ! je le veux bien, mais ce sont des animaux presque aussi intelligens que les chiens : j’en avais acquis déjà maintes fois la certitude en voyageant avec ce fidèle serviteur. Cette fois il me donnait une preuve d’attachement raisonné et d’instinct mystérieux vraiment extraordinaire. Il avait été volé et emmené ; dépouillé de son bagage, il s’était sauvé sans doute. On avait tiré sur lui ; il n’en avait tenu compte, il avait poursuivi sa course, il avait retrouvé ma trace, et en véritable héros il venait me rejoindre avec une balle dans la cuisse !

« Je vous avoue que j’eus avec lui une scène digne de Sancho Pança, et encore plus pathétique, car j’avais un blessé à secourir. J’extirpai la balle qui s’était logée dans le cuir de mon intéressant ami, et je lavai sa plaie avec le soin le plus touchant. La pauvre bête se laissa opérer et panser avec le stoïcisme qui appartient à son espèce, et avec la confiance intelligente dont la nôtre n’a pas apparemment le monopole. Mon âne retrouvé, c’était une ressource. La balle retirée, il ne boitait plus. Beau, grand et fort, il pouvait valoir… mais cette lâche et exécrable pensée ne se formula pas en chiffres, et je dis à mon honneur que je la repoussai avec indignation. Il n’était pas question de vendre mon ami, mais de nourrir deux estomacs au lieu d’un.