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ne fût à plus d’une lieue au-dessous de ma conception ou de mon attente ; mais j’ai vu plusieurs montagnes, j’ai vu des mers, des fleuves, des sites et deux ou trois femmes qui ont été au-delà… ; J’ajouterai quelques chevaux, le lion d’Ali-Pacha et un tigre de la nénagerie à Exeter-Change[1]. » Nous ne savons si les préraphaélites s’autoriseraient des paroles de Byron, mais on peut dire que la sauvage profession de foi du poète contient en germe toute leur doctrine. À quoi tend cette doctrine en effet ? A évincer si bien « l’artificiel » que l’art se trouve du même coup supprimé, ou que du moins il ait pour fin unique l’effigie à outrance de la réalité. Plus d’interprétation, plus de style, plus de sentiment personnel à propos Des modèles qu’il s’agit de reproduire ; le fait palpable, poursuivi jusque dans ses conséquences infimes, le détail accepté sans contrôle et formulé sans réserve, sans modification d’aucune sorte, tel sera l’objet du travail ; la naïveté brutale de l’instrument photographique voilà les conditions de véracité imposées au peintre. Nous n’avons pas à examiner ici comment les artistes anglais s’acquittent de la triste tâche que leur ont infligée les prédications de M. Ruskin, ni à rechercher les premiers symptômes du radicalisme actuel dans les tableaux de M. Turner et de ses disciples, œuvres préraphaélites si l’on veut, bizarres à coup sûr, dont l’écrivain s’est servi d’abord comme d’argumens pour étayer sa thèse. On se rappelle sans doute les toiles de la nouvelle école qui figuraient à l’exposition universelle ouverte à Paris en 1855. D’autres essais des préraphaélites ont été d’ailleurs examinés ici même à titre de résultats et jugés comme tels assez récemment[2]. Ce que nous voulons seulement indiquer, c’est l’esprit dans lequel est conçue cette prétendue réforme et le genre d’accusations portées contre Raphaël par les théoriciens du parti.

Si la sincérité du sentiment en face de la nature est le principe et la condition nécessaire de toute œuvre d’art, en revanche rien de plus malencontreux, rien de moins sympathique que l’effort pour paraître ingénu Que dirait-on de Célimène cherchant à se donner les airs d’Agnès, ou d’un vieillard qui, en témoignage de sa candeur, se remettrait volontairement à balbutier la langue des enfans ? C’est pourtant à cette coquetterie fardée d’innocence, à cette

  1. Nous ajouterons, nous, pour compléter la liste et pour montrer qu’en matière de peinture lord Byron ne se trompait pas moins dans ses admirations que dans ses mépris, l’Agar du Guerchin, que possède le musée Bréra à Milan : tableau d’un sentiment et d’une exécution vulgaires, mais qui, au dire d’un témoin oculaire, M. Beyle, avait le privilège « d’électriser » cette âme si dédaigneuse de l’art et des vrais chefs-d’œuvre.
  2. De l’État des Beaux-Arts en Angleterre en 1857, par M. Mérimée, livraison du 15 octobre 1857.