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— Du tout, du tout, mon garçon ; d’ailleurs vous attraperiez du mal. Prenez mes bottes fourrées et ma pelisse ; allez vite, et revenez de même.

Cristiano obéit avec reconnaissance, et trouva Jean de fort bonne humeur, toussant moins que la veille, et mangeant bien en compagnie de Loki, qu’Ulf venait de ramener du château neuf.

Ulf regardait l’âne avec stupeur ; il commençait à se dégriser un peu et à soupçonner que l’animal tranquillement pansé par lui le matin n’était peut-être pas un cheval. Cristiano, qui avait appris la veille, en faisant la récolte de son souper, à quel poltron superstitieux il avait affaire, lui fit en italien, avec des gestes menaçans, des yeux terribles et une pantomime bizarre, les plus fantastiques menaces dans le cas où il ne respecterait pas son âne comme une divinité mythologique. Ulf épouvanté se retira en silence après avoir salué l’âne et son maître, le cerveau plein de réflexions qui ne pouvaient aboutir, et que les spiritueux du soir devaient résoudre en terreurs nouvelles et en imaginations de plus en plus étranges.

— Or donc, dit Cristiano en reprenant sa pipe, son récit et la chaise qu’il chevauchait dans la salle de l’ourse, l’âne de Mme  Goffredi fut mon premier ami. Je crois que nul âne au monde, pas même le mien, n’eut jamais de si belles oreilles et une si agréable démarche. Ah ! monsieur Goefle, c’est que la première fois que cette paisible allure et ces deux longues oreilles éveillèrent le sens de l’attention dans ma cervelle engourdie, je fus en même temps instinctivement frappé d’un des plus beaux spectacles de l’univers. C’était au bord d’un lac : les lacs, vous le voyez, jouent un rôle important dans ma vie ; mais quel lac, monsieur ! le lac de Pérouse, autrement dit de Trasimène ! Vous n’avez jamais été en Italie, monsieur Goefle ?

— Non, à mon grand regret ; mais en fait de lacs nous en avons en Suède auprès desquels vos lacs italiens ressembleraient à des cuvettes.

— Je ne dis pas de mal de vos lacs, j’en ai vu déjà plusieurs. Ils sont beaux probablement en été. En hiver, avec leurs mjelgars (c’est ainsi, n’est-ce pas ? que vous appelez ces immenses éboulemens sablonneux qui arrivent sur le rivage avec leurs arbres verts, leurs rochers et leurs bizarres déchirures), je conviens qu’ils sont encore très extraordinaires. Le givre et la glace qui enchaînent toutes ces formes étranges, et qui, du moindre brin d’herbe, font une guirlande de diamans ; ces inextricables réseaux de ronces que l’on prendrait pour de savans et immenses ouvrages en verre filé ; ce beau soleil rouge sur tout cela ; ces cimes déchiquetées là-haut qui brillent comme des aiguilles de saphir sur la pourpre du ma-