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qui tremble de tous ses membres. Après ce duo remarquable, où le caractère des deux époux est mis en opposition sans que le contraste nuise à l’effet de l’ensemble, un changement de rhythme et de tonalité annonce l’apparition de Suzanne, au grand étonnement du comte et de la comtesse. Un trio très mouvementé se développe aussitôt sans rompre l’unité du plan. L’arrivée de Figaro et l’imbroglio qui en résulte produisent un quatuor délicieux qui n’est pas sans analogie avec la couleur générale du Matrimonio segreto de Cimarosa, postérieur au chef-d’œuvre de Mozart. Survient le jardinier Antonio, dont l’ivresse est accusée par une nouvelle forme rhythmique qui persiste jusqu’à la stretta de cette grande et admirable composition. Alors toutes les voix s’engagent dans un mouvement rapide, se distribuent en différens groupes, et s’échelonnent dans un vaste et magnifique ensemble. Ce finale est le modèle de tous ceux qui ont été écrits depuis et il n’y a pas de doute que Rossini en a imité le plan dans le beau morceau d’ensemble qui termine le premier acte du Barbier de Séville. C’est le droit du génie de profiter des exemples du génie, et il n’y a que les impuissans qui se vantent de ne rien devoir à la tradition.

Le troisième acte des Nozze di Figaro commence par un duo entre Suzanne et le comte, qui lui demande un rendez-vous, dialogue d’une exquise délicatesse, où l’esprit de Beaumarchais est transformé en pure essence de sentiment. Mandini était admirable dans ce duo, que nous avons entendu si bien chanter à Paris par Garcia et Mlle Naldi, devenue depuis Mme de Sparre. Pour ne pas trop prolonger cette analyse, je mentionne seulement l’air du comte : Vedro mentre respiro, ainsi que le sextuor qui vient après, pour signaler plus particulièrement l’air de la comtesse : Dore sono i bei momenti. Il est précédé d’un récitatif d’un très beau style où l’on retrouve quelques accens de dona Anna du Don Juan. Mme Vandenheuvel-Duprez le chante au Théâtre-Lyrique avec une grande maestria ; mais la cantatrice qui a laissé un souvenir ineffaçable dans ce morceau, plein de tendresse et de langueur, c’est Mme Mainvielle-Fodor, que les amateurs de l’art de chanter ne sauraient avoir oubliée. Que pouvons-nous dire de l’adorable madrigal connu sous le nom de duo de la lettre, entre la comtesse et Suzanne ? Est-il possible de trouver un diamant mélodique qui reflète de plus douces clartés, un badinage d’un ton plus parfait, où la sensibilité émousse et tempère mieux la malice de l’esprit ? Est-ce que Beaumarchais a jamais entrevu le monde idéal où plane ici le génie de Mozart ? Dans l’arrangement du Théâtre-Lyrique, le duo dont nous venons de parler est chanté par la comtesse et le page avec une nuance plus vive de sensibilité qui en altère la placidité. Du reste, Mme Carvalho et Vandenheuvel le disent fort bien, malgré le point d’orgue qu’elles y ajoutent. Nous citerons encore l’air de Suzanne au quatrième acte, qui est précédé d’un récitatif un peu trop noble peut-être pour le caractère charmant de la jolie camériste. Mme Ugalde chante ce morceau, comme tout le rôle de Suzanne, avec beaucoup de verve et d’accent.

Par cette rapide esquisse de la partition des Nozze di Figaro, qui a déjà, soixante-douze ans de date ; on peut du moins se faire une idée des beautés de premier ordre qui s’y trouvent pour ainsi dire entassées. L’instrumentation de Mozart, sobre, claire, variée d’incidens et de modulations rapides qui colorent la mélodie sans l’étouffer, nourrie d’une harmonie savante qui laisse