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animés du même esprit et buvant le même thé, ne formaient réellement qu’une même famille. Croit-on qu’en décrivant ces gracieuses scènes, M. Fortune ait voulu composer un roman ou une idylle ? Une preuve bien manifeste vient confirmer l’exactitude de ses observations, recueillies de bonne foi. La Chine a subi de nombreuses révolutions ; elle a été éprouvée à l’intérieur par de violentes crises, aujourd’hui même elle est en proie à une insurrection formidable : aperçoit-on dans les causes qui ont amené ces convulsions aux différentes époques, ou dans les faits qui se sont produits, le moindre symptôme de soulèvement social selon le sens que, dans le langage politique de notre vieille Europe, on attribue à ce mot ? Voit-on les classes pauvres se révolter contre les classes riches, les salariés accuser l’avarice ou la cupidité des maîtres, le paysan maudire le bourgeois, le prolétariat s’armer contre l’aristocratie ? En aucune façon. La paix et l’ordre ont constamment régné dans les campagnes. La simplicité des mœurs, l’amour du travail, le respect de la famille, le sentiment inné de la politesse, les élémens de l’instruction première (tous les garçons vont à l’école), en voilà plus qu’il n’en faut pour attester la véracité du voyageur et pour justifier l’impression bienveillante qu’il a ressentie.

De retour à Ning-Po, M. Fortune ne tarda pas à repartir pour une nouvelle excursion. Il se dirigea vers le district de Tse-ki, où il comptait faire une ample moisson d’insectes pour les galeries du Muséum. Tse-ki est une vieille ville, moins peuplée et plus calme que ne le sont d’ordinaire les villes chinoises ; un grand nombre de bourgeois opulens et de marchands retirés des affaires habitent ce district. M. Fortune, qui avait eu soin de prendre un bon bateau, pourvu d’aménagemens très comfortables, jugea plus commode d’y conserver son domicile que de courir les auberges. Il débarquait donc tous les matins, allait visiter la ville ou la campagne des environs, et rentrait le soir à son quartier-général avec une bonne provision d’insectes et d’études de mœurs. Là, comme au temple d’Ayuka, il reçut de la population le meilleur accueil. On le suivait dans les rues étroites de la ville. Quand il parcourait les champs, un nombreux état-major, dans lequel figuraient surtout les enfans du voisinage, l’accompagnait gaiement. Il entrait sans difficulté dans les fermes, il s’y reposait, prenait le thé, causait avec les fermiers ; on le traitait comme l’hôte du pays, et les femmes même, qui pendant les premiers jours s’enfuyaient précipitamment à son approche, avaient fini par s’habituer à ce nouvel ami, et le laissaient sans défiance s’asseoir auprès d’elles. M. Fortune était ainsi l’objet de la sympathie générale. Faut-il le dire ? on le croyait fou Les Chinois, qui ont le cœur bon, éprouvaient pour ce cerveau fêlé une