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magistrat ouvrait sa grande bouche édentée pour interroger le prévenu. Ses énormes mâchoires, fonctionnant comme si elles eussent appartenu à un squelette ou à un automate, semblaient mues par des ressorts. Sa voix avait de plus l’art de parcourir, en prononçant un seul mot, tous les tons de l’échelle musicale. Il commençait en fausset et finissait en serpent de cathédrale. Tel était l’être à la fois étrange et comique auquel j’avais périodiquement affaire deux fois par semaine, et comme je ne pouvais m’empêcher de sourire aux interpellations absurdes qu’il m’adressait, souvent mon inquisiteur devenait plus terrible et plus acharné dans ses poursuites, et plusieurs fois même il fit constater dans ses informes procès-verbaux mes ricanemens séditieux. Pendant toute la durée de la procédure, je fus rigoureusement tenu au secret, mais il m’était permis de correspondre avec mes amis et avec ma famille ; seulement mes lettres passaient sous les yeux du gouverneur. La pensée de Séraphine me tuait, et j’étais en même temps heureux et désolé d’apprendre qu’elle était inébranlablement résolue à me rester fidèle. Ce sacrifice me plongeait dans une sorte de désespoir mêlé d’admiration qui ne manquait pas de charme.

Ma condamnation, une condamnation terrible, me fut signifiée, et j’en demeurai comme foudroyé. Dix années de réclusion dans une forteresse ! C’était pour moi la mort précédée d’un long martyre. Toute ma famille fut consternée ; Séraphine tomba malade et faillit mourir. Une crainte affreuse me tourmentait, c’était d’être enfermé loin de Rome, dans le château d’Ancône ou de Civita-Castellana. Je suppliai, je pétitionnai, mes amis firent intervenir des personnages puissans ; enfin j’obtins comme une très grande faveur l’autorisation de subir ma peine à Rome même et dans le château Saint-Ange.

Le château Saint-Ange est situé sur la rive gauche du Tibre, devant l’un des plus beaux ponts en marbre de la ville. On sait qu’il fut élevé en l’honneur d’Adrien, et qu’il lui servit de tombeau ; aussi l’appelle-t-on encore le Môle d’Adrien (Moles Adriana). L’édifice avait la forme d’une pyramide ronde ; il était entouré d’un immense pourtour composé de colonnes et de statues qui se succédaient alternativement. Le sommet était surmonté par une énorme pomme de pin en bronze que l’on conserve aujourd’hui au musée du Vatican, et dans laquelle, dit-on, étaient renfermées les cendres d’Adrien. Au moyen âge, les papes changèrent peu à peu la disposition de ce mausolée. On le dépouilla de ses colonnes, on prit le bronze de ses chapiteaux pour en faire des canons. Quant aux statues, les Romains s’en étaient servis, lors du siège d’Alaric, comme de projectiles contre les Barbares. Après l’invention de la poudre, on compléta les fortifications du Môle d’Adrien. Des remparts furent élevés et garnis de leurs pièces, des