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tions de l’Europe, si nous avions assez de bras pour amener nos richesses à la surface du sol. On se plaint de la terre, et ce sont toujours les bras qui manquent ! c’est bien plutôt elle qui devrait se plaindre de nous !

— Dieu me préserve de médire de la Suède, cher monsieur Goefle ! Je dis seulement que de vastes espaces sont incultes et déserts, et que, la sobriété des rares habitans aidant, le voyageur ne trouve chez eux pour tout régal que du gruau et du lait, nourriture saine à coup sûr, mais peu propre à enflammer l’imagination et à retremper le caractère.

— Voilà encore où vous vous trompez complétement, mon cher ! Ce pays-ci est ce qu’on peut appeler la tête et le cœur de la Suède, une tête exaltée pleine de poésies étranges et de rêves sublimes ou gracieux, un cœur ardent, généreux, où bat la grosse artère du patriotisme. Vous savez bien l’histoire de ce pays ?

— Oui, oui ! Gustave Wasa, Gustave-Adolphe, Charles XII, tous les héros de la Suède, ont trouvé des hommes au fond de ces montagnes, alors que le reste de la nation était asservi ou corrompu. C’est de ce glorieux coin de terre, de cette Helvétie du Nord, que sont sortis dans toutes les grandes crises la foi, la volonté, le salut de la patrie.

— À la bonne heure ! Eh bien ! convenez donc que la bouillie d’avoine et la roche aride et glacée peuvent engendrer et nourrir des poètes et des héros !

En parlant ainsi, le docteur en droit serra autour de lui sa moelleuse douillette ouatée, et versa dans son thé brûlant et bien sucré un demi-flacon de rhum de première qualité. Cristiano savourait un moka exquis, et tous deux se mirent à rire de leur enthousiasme pour le froid de la montagne et le gruau des chaumières.

— Ah ! dit M. Goefle en reprenant son sérieux, c’est que nous sommes des hommes dégénérés ! Il nous faut des excitans, des toniques, à nous autres ! C’est ce qui prouve que le plus habile et le plus haut famé d’entre nous ne vaut pas le dernier paysan de ces montagnes sauvages !… Mais voyez si cet animal d’Ulphilas nous apportera du tabac ! Ce garçon-là est une véritable brute !

Cristiano se mit encore à rire, et M. Goefle, voyant qu’il ne pouvait sans inconséquence faire l’éloge de la sobriété et de l’égalité en ce moment-là, prit le parti de s’apaiser en voyant le pot à tabac à côté de lui. Ulf l’avait apporté en vertu de sa précision mécanique, et n’avait pas su le lui dire en raison de son manque absolu de spontanéité.

— Eh bien ! voyons, dit M. Goefle en se renversant dans le fauteuil pour digérer commodément, tout en fumant une magnifique