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cercle autour de la même table, causant politique, histoire et littérature dans l’une des vastes salles du café Novo. Nous remarquâmes dans l’embrasure d’une fenêtre une figure suspecte qui nous observait. L’un de nous, garçon d’esprit, dit à voix basse : « Je vais vous en débarrasser ! » Il se lève, fait semblant de chercher un journal, tourne à droite, à gauche, et finit en dernier lieu par aller s’asseoir à côté de l’indiscret personnage. « Laissez-moi faire, lui dit-il à l’oreille, je les tiens tous, ces jeunes écervelés ; mais l’un de nous est de trop ici, l’on commence à nous remarquer. Laissez-moi seul, je réponds de la situation. » L’honnête policeman convaincu s’exécute bravement et bat en retraite. Un hourra d’applaudissemens accueillit après sa sortie la présence d’esprit de notre camarade.

Au milieu d’une existence aussi irrégulière, c’était avec une fougue désordonnée qu’on se livrait aux intrigues amoureuses. Jusque-là je n’avais point aimé ; quelques liaisons d’étudiant avaient un instant occupé mon attention sans laisser de traces durables. Dans une maison où je me trouvai par hasard, je rencontrai un jour une jeune fille qui fit sur moi une profonde impression. Je ne dirai pas que j’en devins subitement amoureux, mais à sa vue j’éprouvai une émotion inconnue, et mon cœur tressaillit violemment. J’ignorais le nom, la famille et la condition de cette jeune fille. Plusieurs jours se passèrent, pendant lesquels sa pensée occupa de plus en plus mon esprit. J’en vins bientôt à souffrir de ne pas la voir. Un dimanche, à l’église (à Rome, les amours naissent presque toujours à l’église), je crus la reconnaître. Je m’approchai. C’était elle en effet. Accompagnée de sa mère, elle assistait aux offices avec une modestie qui me toucha. Oubliant tout ce qui m’entourait, je m’abandonnais à une muette contemplation, quand tout à coup elle leva la tête. Nos yeux se rencontrèrent, son regard m’enivra ; j’aimais.

Il s’agissait maintenant de la connaître et de me faire connaître d’elle. L’église où je venais de la rencontrer était un couvent de religieuses, Saint-Sylvestre in Capile. Aussi fus-je très contrarié lorsque, me préparant à les suivre, je vis entrer au parloir les deux personnes auxquelles je m’intéressais si vivement. J’attendis en vain jusqu’au soir à la porte de l’église : il me fallut partir sans les avoir revues, et je rentrai chez moi dans un état déplorable de colère et de tristesse. Pendant quelques semaines, je tâchai d’étourdir mon chagrin au milieu des plaisirs et des joies du monde : ce fut en vain. L’image de celle que j’aimais me poursuivait partout. Je me mis à sa recherche. J’errais au hasard dans les rues, dans les promenades de Rome ; j’assistais à toutes les réunions publiques ; j’allais au théâtre, au cirque ; je ne manquais pas surtout de me rendre tous les dimanches à l’église de Saint-Sylvestre in Capite.