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chemin et de retourner m’ensevelir pour jamais au couvent de Saint-Eusèbe. Je repris cependant mes occupations habituelles ; mais une réaction violente suivit ces quelques jours de réclusion claustrale, et je m’abandonnai plus aveuglément que jamais à une vie de plaisir et de dissipation que partageait d’ailleurs toute la jeunesse romaine.

Quel était donc mon crime ? Quelles étaient les raisons du gouvernement romain pour soumettre la vie d’un jeune étudiant à une surveillance aussi rigoureuse ? Je viens de dire qu’on m’accusait d’avoir publiquement mis en doute certains miracles. Pour comprendre ce que mes propos pouvaient avoir de grave et d’imprudent, il faut se reporter à l’époque où se passe cette histoire. Il y avait alors un singulier contraste, une lutte sourde entre les aspirations libérales d’une partie de la jeunesse romaine et la politique puérilement ombrageuse du gouvernement pontifical. Tout en faisant mes études de droit, je m’étais lié d’une amitié étroite avec quelques jeunes Romagnols au cœur ardent, à l’imagination vive. Nous avions les mêmes goûts en littérature, les mêmes tendances en politique. Pleins de l’orgueil et de la confiance que donnent la santé et la jeunesse, nous faisions notre entrée dans le monde, la tête haute, mécontens du présent, forts de l’avenir. Notre genre de vie était un mélange de pensées généreuses et de dissipation mondaine. On se levait tard, on déjeunait, on faisait une apparition à la Sapienza (université), ensuite on allait passer quelques heures au manège ou à la salle d’armes. Nous lisions les journaux ou des ouvrages de philosophie et d’histoire. Le soir, après dîner, on se rendait au théâtre. Après le spectacle, qui finit, comme on le sait, fort tard en Italie, nous soupions au restaurant, et si la nuit était belle, — à Rome, les nuits sont presque toujours magnifiques, — nous courions la ville, nous allions au Forum, et sur les ruines de l’antique cité nous évoquions d’immortels souvenirs. Quelquefois nous nous dirigions vers le Colysée, et là nous nous donnions le curieux et sublime plaisir de grimper sur ces glorieuses murailles avec des torches dont on voyait la lueur rouge successivement paraître et disparaître à travers les décombres, derrière les colonnes brisées, parmi les arcs recouverts d’une mousse séculaire et de plantes parasites qui décorent aujourd’hui ce que l’antiquité nous a laissé de plus beau, ce que l’univers offre de plus grandiose. D’autres fois nous nous attachions à suivre des troupes d’artistes ambulans qui parcouraient la ville en improvisant des sérénades sous les fenêtres des beautés et des cantatrices en vogue. Nous nous enivrions ainsi d’harmonie, d’amour et de poésie, et nous respirions l’air toujours pur, l’air tiède et embaumé de cette terre, patrie classique des arts, l’éternelle inspiratrice du beau.